7 sept. 2009

Fragments d'une mémoire enfiévrée


I

La fièvre l'inonde. Ses interrogations se multiplient en cascade. Les murs implacables se serrent et le traquent davantage. Une lucarne minuscule, carrée, laisse pénétrer l'écho en prove­nance du monde des vivants. A travers les petites barres d'acier s'infiltrent de la lumière et les grondements de l'océan. Il s'accroche aux barreaux, s'étire et tente de se pencher vers l'extérieur. Ses yeux caressent l'horizon lointain. Les vagues s'entrechoquent violemment et viennent s'échouer contre les murs de la citadelle. Des gouttes d'eau salée se glissent à travers la petite fe­nêtre de la cellule et l'arrosent de leur fraîcheur. Au loin, ses yeux enlacent la ville qui paraît calme et paisible. Rien ne se passe. Rien ne s'est passé. Néant. Vide. Abîme.
Il hurle avec hystérie. Obsession. Obstination.
La ville est dans sa mémoire. Sa mémoire est dans sa ville.
Dans sa tête, d'autres remparts s'élèvent. Il se souvient ou presque. Juste des images colo­rées de brouillard. Nébuleuses visions. Le carrefour des sept chemins. La ville grandit en face de lui. Flammes. Âtre, empli de braises, devient sa tête qui bouillonne. Tourbillon. L'étouffement jonche sa poitrine, serre sa gorge. Souvenir. Souvenance. Images cuisantes. Il crame.
« Que s'éteigne ce brasier qui ravage mes circonvolutions, ces étincelles qui me transpercent tels des météores imprévisibles ! Que cessent ces appels obsessionnels qui persistent dans leur obstination, me martèlent et me bannissent hors de Moi ! ».

II

Danse échevelée. Flammes haletantes. Celles de la tentation, du désir qui m'habite en ce moment. Tout me dit: "Sors ! Quitte ce corps et dépense-toi dans ceux des autres. Deviens-les ! Tu seras ainsi Un et Divers ».
Dans son errance, mon corps s'éparpille. Il s'effrite dans tous les espaces, dans les yeux de tous les bien-aimés qui foncent, reculent, se ruent et s'enchevêtrent à travers les quatre coins de la terre.
Je m'abandonne.
En deux je suis divisé.
Laquelle de tes moitiés dois-je sacrer, ô mon corps ? A qui de tes deux parties ferai-je allégeance ?
Quand l'une m'entraîne, j'obéis, j'erre. L'autre me retire alors vers elle.
Essoufflé, je mets pied à terre...
Je pars et m'éloigne.
M'éloigne.

III

Telle une toile d'araignée sont les chemins que tracent les pieds de ces cadavres qui mar­chent. Quant à moi, je suis un et divers. Je suis un corps qui, tissé de fils des ténèbres, à bout de souffle, court dans les veines de la ville. Nu. Dépourvu de tout sauf de l'obsession démesurée, du désir de me dissoudre pour me ressusciter ailleurs, dans un autre corps que celui qui me porte.
Il court, mon porteur, pilant l'asphalte des rues. Inopinée, l'envie de crier le traverse en bo­lide.
Hurle, hurle donc ô mon corps ! Ô petit Moi ! Ô vous !... Cours et ne t'arrête jamais.
Les cadavres qui marchent s'arrêtent, affluent par troupes. Bouches bées, oreilles béantes. Curiosité. Affection. Réjouissance.
Haletant, rétif, fuyant, mon corps s'érige avec toute sa grandeur dans le carrefour des sept chemins. Il contre les injures par les injures. Il pisse son pus face aux gueules concaves qui sem­blent des tenailles géantes, des maxillaires en acier qui, en rythme saccadé, s'ouvrent et se refer­ment en un mouvement éternel. Il éjecte haut, haut et fort, son jus chaud et salé. (A la vue du phallus, des adolescentes tombent dans les pommes. Les yeux de quelques jeunes veuves, de quelques femelles fraîchement répudiées, luisent d'un étrange éclat. Des caméras éjectent leurs flashes étincelants...). Il brandit son membre tuméfié, mais sereinement dressé tel un émir d'orient, face à l'assistance, comme s'il propulsait le plus loin possible sa colère intérieure. Il éructe et éjecte le suc de sa vie.
Tiens, ennemi ! Prends ça, canaille, fils de canaille ! Désormais, nulle clémence, nul pardon. Assez ! Oui, c'est mon affaire et rien ne regarde personne. Prends, prends fils de p...

IV

En avant !
Multiplie-toi en hâte !
Sors hors de moi et va !
Ordonner ce désordre dans ma mémoire n'est point mon désir. Éloigne-toi donc ! Voici la rue qui écarte, grandes, béantes, ses jambes et ses cuisses face à ton visage oint de folie et de sa­gesse. Ne t'adoucis guère, car au nom de toutes les tristesses qui hibernent dans nos yeux, j'ai juré que tu fonces hors de l'oubli, hors des trépas. Va donc t'évanouir dans ces visages emplis de cha­grins, dans ces bras laborieux, fragiles et vermoulus de tes bien-aimés. Fais vite ! Hâte-toi, mon corps maudit ! N'aie guère de répit, car au nom de toutes les promesses qui sourdent dans les yeux des enfants, j'ai juré de te piler au dernier nerf, si bien que seul le songe prometteur demeure.
Vas, car pour toi, je ne suis rien d'autre qu'une passerelle.
Rien qu'une passerelle.

V

Maudits soient-ils !
Que ma malédiction impitoyable les emporte ! Ce sont donc eux les aliénés, les égarés du droit chemin.
Vois !
Regarde, ô mon visage ! Ô mon corps ! Regarde comment ils rehaussent leurs tronches de masques et s'ornent d'oripeaux !
Tu es le seul raisonnable, visage désert !
Eux seuls sont les possédés.
Toi seul...
Silence ! Car les oreilles bourrées de bitumes s'étendent tels des radars, volent tes paroles et te guettent. Tais-toi maintenant ! Feuillette tes tréfonds qui bouillonnent ! Creuse dans tes yeux les reliefs du périple dont tu as à parcourir les labyrinthes. Longue, longue sera la traversée sans doute. Il faut donc que tu te calmes, que tu te recroquevilles. Bien. Réfléchis à présent ! Qu'entends-tu faire ?
— Te refaire ô mon corps fragmenté !
— Assez de lubies et dis ce que tu feras ! Le premier pas ?
— De nombreux "premiers pas" sont en vue, maître.
— Réfléchis donc ! Il faut que tu en élises un. Un et seulement un. Bannis le reste. Tu n'as pas à sacrer quiconque t'expose sa camelote bourrée d'éloges et de tentations. Sors maintenant ! Il faut que tu quittes ce lieu.
— La rue ?
— Oui la rue. Pars à sa rencontre, car elle ne te parvient pas. Rejoins-la, calmement, lente­ment. Non. Ne leur prête pas d'intérêt. Ils sont malades et telles sont leurs manières. Seul tu es sain et raisonnable. Va donc sans peine. Pense à toi d'abord !
— Le premier pas ?
— Aussitôt tu en trouveras un. Cette étanchéité et ce vaste espace sans doute t'aideront-ils à réfléchir et à prendre les bonnes décisions.
— Chuuut ! Je l'ai trouvée, mon idée !
— Parfait. Saisis-la fermement. Ne la laisse pas s'évanouir. Allons ! Mets-toi en pratique à travers les premiers pas.
(La chaleur fait fondre ma chair. Elle s'effrite, s'éparpille. Je sors de ma carapace. Je la quitte. Ces draps qui me collent nuisent aux mouvements de mon corps et empêchent mes bribes de voyager). Déchirez-vous, ô rudes toiles de mon suaire ! Dispersez-vous sous forme de fines la­melles...
Je n'ai plus qu'à rire aux éclats maintenant. Ha... Ha... Ha... Hi... Hi... Hi...
Les bouts de mes vêtements s'envolent avec le vent. Rien ne m'est plus nuisible. Libre, libre. Je suis libre. Je suis dans un autre corps. Nu, il avance. Moi, je ne suis pas nu. Ce sont eux les dénudés, les va-nu-pieds, les...
Non. Je suis vêtu et je me mets en pratique. Je me concrétise. Je suis... Le second pas maintenant ?
— Réfléchis ! Pense !
— Des tas d'idées s'entassent en moi.
— Peu importe. Garde tes nerfs. Prends-en une calmement et repousse le reste. Mais si, tu pourras ! Tu dois pouvoir. N'essaie pas de les exécuter toutes, en une seule fois. Si tu le faisais, ce serait l'heure de ton déclin. Ils diront alors que tu es fou à lier. Préserve donc ta raison et ta sagesse.
(Les passants me nuisent. Les plus jeunes me jettent des pierres. Ils ne m'épargnent guère le loisir de penser. L'envie de hurler me reprend. L'envie de maudire, de médire, de m'agiter... Il faut que je trouve immédiatement et sans tarder une langue adéquate pour dépenser mes énergies nais­santes. Je hurle. La rue s'enroule à travers moi. J'y roule. Je plane au-dessus de toute la ville en un seul laps de temps. Les curieux me provoquent. Ils ont perdu la raison. Possédés. Dingues. Canailles. Que ma malédiction impitoyable les couvre ! Fils de p...).

VI

Nous soussignés, notables de la ville, hommes, femmes et enfants, dénonçons solennellement et condamnons avec force et sans répit le comportement innommable et inconcevable du dénommé Hamdan.
Vu que ce personnage représente un fardeau et un réel danger pour notre cité,
Vu l'insolence qui le mène, sans honte ni pudeur, à exhiber les parties les plus fétides de son corps face à nos chastes et vertueuses épouses et filles,
Vu ses parcours de tapageur sillonnant les lieux, balançant dans tous les sens les pièces que nous lui donnons en guise d'aumône, tenant partout le plus obscène des langages, ce qui ne peut qu'influer sur nos valeurs et traditions sacrées,
Vu que le susnommé représente de ce fait une source de perturbation à l'encontre des hon­nêtes gens, à savoir dans les places publiques, dans les petites ou grandes surfaces, dans les de­meures ouvertes ou closes, dans les tavernes ou les lieux de cultes etc., ce qui souille la réputation de notre cité,
Bref, vu que la coupe est non seulement pleine, mais elle déborde, nous revendiquons l'internement immédiat de cet individu pervers, ainsi que son éloignement définitif et sans appel de notre ville bénite.


Suivent X signatures,
Lieu et date.

VII

Les mugissements de la mer transpercent le mur de la cellule en quête de ma rencontre. Personne d'autre que moi ne peut percevoir la langage de la mer. Elle-même me reconnaît cela et persiste à me parler. Cependant, j'ai décidé de la boycotter, elle aussi.
Toutes les choses ici sont superflues et sans fondement. Même cette cellule fragile qui tient à peine debout. Ou alors, pourquoi se sont-ils bien assurés de la cadenasser tandis que je suis de­dans ? Tout est futile. Rien n'est vrai. La rue, ceux qui m'avaient pris en tenaille. Tout ! Tous !... Fils de p...
Ils étaient armés de matraques, de massettes et de bottes solides. J'ai vu suinter leurs fronts, leurs côtes, leurs bras, leurs culs... alors qu'ils s'acharnaient contre moi, me ruant de coups, m'écrasant tel un épi dans leur fourgonnette de malheur. Ils ont couvert le corps que j'habite d'un linceul blanc éclatant. Dans la foulée, l'un d'eux, que ma malédiction l'emporte, m'a dit : "Toi, tu fais le fou ! Mais nous allons déjouer ta vieille comédie". J'ai craché sur sa figure pour le saluer à ma manière, mais ses salutations étaient meilleures. J'ai compris alors quel véritable homme il était. Mâle, vi­rile, fort convaincu de ses choses personnelles. Il n'avait sans doute pas tort de se conduire de cette façon. Par conséquent, je me suis avancé vers lui, avec toute objectivité et abnégation, baisant tantôt ses mains, tantôt sa tête, tantôt son... jusqu'au moment où, inopinément, un poing rigide qui n'était pas le mien, mais c'est de moi qu'il s'était détaché, est allé s'écraser contre ses dents et leurs environs.
De nouveau, ils se sont acharnés contre moi. Coups de bottes. Gifles cuisantes. Matraques...
J'ai vu suinter, encore une fois, leurs faces et leurs revers. J'ai ri, comme un fou, de leur idiotie. J'en ai tellement ri que mes larmes ont coulé. Ils ne savaient pas que ce corps n'était pas le mien. Ils ignoraient qu'il n'était qu'un outil, un récipient vide et rien d'autre.
Rien d'autre.

VIII

Mon petit Moi me manque. Je me manque. J’ai envie de me retrouver. Où me retrouver ? Où Je dois être et où est Moi ?
Malheureux Être que je suis !

Il faut à présent que je proclame mon exode.
Ma présence ici est de trop. Vaine.
Ici, je me sens traqué et inutile.
Je dois partir.
Il faut…
Je pars.
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PS:
Ce texte a été publié dans "أصوات في الجسد" « Asswat fi al Jasad, Des Voix dans le Corps », recueil de nouvelles en arabe, 1ère Ed. 1998, Dar al Qaraouines, Casablanca.
Traduit de l'Arabe par l’auteur, texte original à paraître dans cette même tribune, rubrique « قصص/نصوص».