1 mai 2010

Le spectre d’Aurélie

*
Affalé dans « mon » nouveau fauteuil, fraîchement acquis par la « Maison des Citoyens », je tournais négligemment les pages d’un vieux magazine féminin. De temps en temps j’orientais les nouveaux arrivants et les habitués vers les salles où ils entendaient pratiquer leurs activités ou participer aux différents ateliers qui leur étaient destinés.
Ma mission au sein de la « Maison des Citoyens » consistait, à partir de seize heures trente jusqu’à minuit, et au-delà selon les saisons, à accueillir les gens, les orienter, répondre au téléphone et, d’une manière générale, veiller sur l’ordre général à l’intérieur.
Cette structure municipale se situait dans un quartier de la banlieue de la ville, un quartier construit pendant les années soixante du siècle écoulé. Il abritait une population d’origines et de races différentes, une classe sociale modeste, pauvre dans la plupart des cas. C’est la raison pour laquelle la majorité de mes « clients » était composée de personnes âgées, de chômeurs ou d’autres cas encore, comme les catégories socialement assistées, les familles dites populaires, sans oublier un nombre considérable d’handicapés physiques ou mentaux.
Ce soir-là je sentis subitement un agréable parfum m’envahir et se propager en douceur dans l’atmosphère. Je levai alors les yeux afin d’en découvrir l’origine : de l’autre côté du bureau d’information mes regards s’attardèrent longuement sur le visage d’un ange dans le corps d’une femme, la trentaine environ, que la fragrance suave devançait et qui s’adressait à moi demandant quelques informations. Je trouvai sa voix savoureuse, semblable à un songe rare et exquis. J’étais en face de la douceur et la beauté personnifiées alors qu’elle me demandait où se trouvait la salle 40 où se déroulait, au bénéfice de quelques collégiens, l’activité du soutien scolaire, assurée par des enseignants et des étudiants bénévoles.
Bégayant comme cela ne m’était guère arrivé, je l’orientai vers la salle voulue. En même temps, lors de cet instant si bref, hélas !, mes regards plongeaient au fond de ses yeux verts d’où se dégageait une lueur captivante et illuminait son visage au teint de lys. Les mêmes regards enlacèrent sa chevelure dorée, savamment coiffée. Je me sentis tremblant un instant alors qu’elle me remerciait avant de rejoindre la salle 40. Elle s’en alla me laissant sa fragrance assassine et l’image de son visage aux traits magnifiquement, excellemment dessinés. Je la suivis des yeux alors que, telle une gazelle dans les montagnes de mon pays natal, elle escaladait les escaliers. Mes regards s’arrêtèrent sur son postérieur généreux, fourni et souriant. C’était là, en face de moi, la preuve indiscutable de l’existence d’un Dieu quelconque. De ce corps, seul un aliéné pouvait détourner le regard. Grande stature, tout en elle était sculpté avec soin et précision. Tout était à sa place, rien ne dépassait, rien ne manquait.
Comme abattu, je m’effondrai dans « mon » fauteuil, en proie aux imaginations et aux interrogations. Sous l’emprise d’une impatience inédite j’attendis la fin de la séance d’aide aux devoirs qui ne durait, normalement, que deux heures d’horloge. Mais c’était là une attente éternelle où angoisse et nervosité me peuplaient sans aucune intention de déguerpir. Pour tuer le temps assassin je marchai ça et là, faisant les cent pas, les mille pas…. Et je la revis. Elle réapparut, entourée de quelques enfants alourdis de leurs cartables, quittant la « Maison des Citoyens ». Sourire aux lèvres, elle répondait à leurs questions avec tendresse et douceur. Je quittai précipitamment le bureau d’accueil, je me mis à « flâner » dans le vaste hall, feignant l’indifférence alors que, subrepticement, mes yeux la transperçaient. Il en fut ainsi jusqu’à ce qu’elle fut hors de mon champs de vision, hors de la « Maison des Citoyens ».
Je retournai alors au bureau d’accueil, jambes lourdes, esprit éparpillé, avec, dans mon for intérieur, une résolution que nullement je n’avais prise d’une manière volontaire : connaître cette femme de près, de plus près, goûter sa saveur, boire son nectar, oindre mon corps de son suc.
Mais, mon Dieu, comment faire ?
En me posant cette question, l’image de Latifa, mon épouse aimée, s’imprima dans le vide, en face de moi. Je la vis me jetant des regards de reproches et de réprimandes, comme si elle m’avait arrêté en flagrant délit. Et pourtant… pourtant cela ne changea rien à la décision que je n’avais pas prise et qui m’avait hanté !
De retour à la maison, durant tout le trajet, je me reprochais ce projet qui grandissait en moi. En même temps, un parfum agréablement ravageur régnait à l’intérieur de la voiture, le spectre d’une femme précise prenait place à ma droite, côté passager. Séduisante, rayonnante et silencieuse. J’étais le seul bavard à bord, le seul rêveur. Quant à Latifa, elle apparaissait de temps en temps et, sans voix, me foudroyait des mêmes regards me blâmant en colère.
Une fois le domicile conjugal nous réunissant, je ne la lâchai plus, comme aux premiers jours de notre mariage, lui répétant incessamment des tendres et petits « je t’aime », ce qui ne manqua pas de l’étonner.
- Qu’est-ce qui t’arrive ?, me demanda-t-elle.
- Je t’aime, ma chérie, voilà tout. N’ai-je pas le droit d’aimer mon épouse quand je veux et comme je veux ?
- Si, si… mais ce n’est pas dans tes habitudes de me dire ça. Mais bon… pourquoi pas ?
Elle m’étreignit avec son innocence et tendresse habituelles et ajouta :
- Tu as le bonjour de ma mère. Je lui ai rendu visite cet après-midi. Ma sœur Zineb avait de la fièvre, j’ai donc fait le nécessaire.
Elle m’entoura de ses bras et ne tarda pas à sombrer profondément dans ceux de Morphée. Quant à moi, je ne connus le sommeil qu’à une heure bien tardive de la nuit. Je pensais à des choses imprécises, j’étais sujet à des tourments et des doutes qui ne révélaient pas leur nom.
Mon esprit, s’envolant, voltigeant, au gré des ses pérégrinations déchaînées, s’arrêta soudain sur l’image de Zineb, la sœur de mon épouse. Je l’avais croisée, ce même jour, deux heures avant de rejoindre mon lieu de travail. Elle venait de descendre du bus et rejoignait la station-métro qui devait la conduire au Lycée Victor Hugo, au centre-ville, où elle suivait ses études. M’ayant aperçu à la recherche de l’endroit où j’avais garé ma voiture elle accourut vers moi, pleine de vitalité et de chaleur. Nous échangeâmes les nouvelles et tout le reste. Elle n’avait ni fièvre ni … Mais peut-être avait-elle eu, entre temps, un quelconque souci de santé, ce qui l’avait obligée à retourner chez elle, chez ses parents, dans la banlieue de la ville.
Je n’en fus qu’assez désolé avant de retourner à mes préoccupations subites, essayant tant bien que mal de retrouver le sommeil. Le spectre au fameux parfum me rendit visite encore une fois. Je me mis alors à réfléchir : comment faire pour l’acquérir ? Comment m’en emparer et…
Et l’infidélité ? Et ma conscience ?
A cette idée j’éprouvai un dégoût et, agacé, je tournai le dos à Latifa, maudissant Satan et m’en remettant à Dieu.
Je sentis les doigts de Latifa cajolant mes cheveux. C’était sa manière de me réveiller en douceur, comme si j’étais un enfant en bas âge.
- Réveille-toi, espèce de chat paresseux. Il est déjà onze heures, ce n’est pas dans tes habitudes. Qu’est-ce qui t’arrive ?, l’entendis-je dire.
Je sursautai dans le lit, me ramassant, feignant une sorte d’agacement et de dépit pour m’avoir réveillé...
Et je ne tardai pas à lui faire montre de beaucoup d’amour, de tendresse et d’attachement insolites. Elle en fut étonnée et, tout en me tournant le dos, elle me dit :
- Tu as beaucoup ronflé cette nuit, ce n’est pas dans tes habitudes. Tu as dit des choses incompréhensibles quand tu dormais ! Tu ne serais pas malade par hasard ?
- Si, je suis malade de toi, ma chérie. Je t’aime énormément.
Elle fronça les sourcils et, comme si elle me fuyait et m’évitait, avec une habileté apparente, se précipita vers la cuisine, prétextant la préparation du petit déjeuner.
C’était alors l’occasion pour moi de penser à ce qui adviendrait cet après-midi dans la « Maison des Citoyens ». Comme chaque année la Direction entendait organiser sa traditionnelle fête à l’occasion du nouvel an où, salariés, usagers de la structure, employés, bénévoles, habitants du quartier, étaient tous invités, à partir de dix-huit heures trente. Ainsi, dans mon for intérieur, me mis-je à me demander : « Celle qui m’intéresse, celle qui s’est emparée de mes pensées, serait-elle là ? Viendrait-elle ? ».
En imaginant son éventuelle absence je me sentis endolori, car la « Maison des Citoyens » fermait habituellement ses portes pendant deux semaines à partir du premier janvier, ce qui voulait dire que je ne la verrait qu’au bout de cette longue période. En même temps, je m’évertuais à mettre en place, ne serait-ce qu’en théorie, un plan fiable et infaillible d’après lequel j’aborderais l’intéressée et qui, pourquoi pas, me rendrait très proche d’elle et… et plus si affinité incha’ Allah le Tout Puissant.
L’heure fatidique s'annonça. Les arrivants se succédaient, entouraient les tables disposées sur la cour et garnies de délices variés et de boissons. Les secondes, les minutes étaient longues, sadiquement longues, alors qu’avec un certain engouement et une énorme impatience j’attendais que resplendisse le visage de la femme au parfum ensorcelant qui me peuplait toujours malgré l’existence de Latifa. Je devins un véritable compteur de temps. Une heure s’écoula, deux heures…
Je me faufilai entre les gens à la recherche d’une silhouette précise. Mais celle-ci, jusque là, n’avait d’existence que dans ma tête. Le désespoir ne tarda pas à m’envahir, et je me mis à me préparer pour accepter la réalité, laquelle était que je ne sentirais ce parfum-là, ni ne verrais celle qui l’émettait, qu’après de longs, de longs jours.
Résigné, je m'inclinai devant le fait accompli. Je me retirai dans un coin et m’engageai dans des discussions sans queue ni tête avec quelques vieilles dames du quartier. Je voulais simplement oublier, passer le temps, cesser d’attendre… Soudain un parfum connu se mit lentement à cajoler mes narines, avant de m’envahir en entier. Frémissant et confus, je me tournai à droite : elle était là ! Elle suivait la conversation avec beaucoup d’attention et d’intérêt. Nos regards se croisèrent, elle m’accueillit avec un sourire radieux et me salua. Je fis de même mais, malgré moi, d’une manière maladroitement exagérée. Il me semble que je lui dis quelque chose qu’elle n’avait pas entendu, car, avec beaucoup de douceur et d’amabilité, elle me répondit :
- Pardon, je n’ai pas bien entendu. Mon oreille droite est définitivement hors service. Elle n’est qu’un décor, on dirait, ajouta-t-elle en riant.
Elle changea alors de place, de sorte que son oreille gauche, saine, devînt orientée vers moi. En même temps, je tentai de retrouver mon calme, décidant, cette fois-ci, de saisir l’occasion et passer à l’acte. Je pris la résolution de passer à la vitesse supérieure en appuyant assez fort, cette fois-ci, sur le champignon de mon moteur interne.
Il semble que son parfum m’enivra, me dopa, car mon imagination prit son envol, la parole devint aisée et mes cordes vocales actives. Ainsi, tel un véritable connaisseur, engageai-je la conversation, dissertant, sans ciller, sur la surdité, ses variétés, ses causes, l’oreille externe, moyenne, interne, le tympan, les osselets, la trombe d’eustache et tout ce qui pourrait atteindre ces organes comme dysfonctionnement éphémère ou définitif. J’abordai ensuite le progrès de la science et les armes dont dispose la médecine pour remédier à certains problèmes liés à la surdité, tentant, en même temps, d’exercer une certaine influence sur mon auditrice et… Et elle m’interrompit tout en me fixant de regards épatés, sourire radieux et avenant aux lèvres.
- D’où avez-vous puisé tout cela ? Vous avez fait des études de… ?
- Non. Tout ça se trouve dans les livres et les magazines spécialisés. Et puis, je suis un demi sourd comme vous. Donc, c’est un sujet qui m’intéresse, comme vous voyez.
A l’instar d’une enfant, elle laissa échapper un rire timide, un rire qui vacillait entre la joie et la surprise, comme si elle n’arrivait pas à croire que j’étais son « collègue » en matière d’handicap.
- Est-ce vrai que vous êtes… ?, insista-t-elle pour en savoir davantage. Et de l’oreille droite ? Comme moi ?
D’un mouvement de la tête je répondis par l’affirmative, souriant comme si, en même temps, je la rassurais qu’elle n’était pas seule dans cette galère.
La vérité ?
La vérité était que je pouvais entendre le bruit des pas de fourmis à des mètres de distance. Mes oreilles, Dieu merci, étaient saines et sauves, et ne souffraient d’aucun mal. Mais je ne sais comment j’avais proféré ces mots et comment ce discours fluide s’était déversé d’entre mes lèvres.
En fin de compte, j’eus la certitude qu’elle avait mordu à l’hameçon et qu’elle avait trouvé l’appât savoureux. Elle m’en demandait encore et encore, en voulait davantage. C’est alors que j’arrêtai ma machine à paroles, presque haletant, salive presque tarie. Je me mis à l’écouter et, chaque fois qu’elle en finissait avec un sujet, je l’entraînais vers un autre.
Les usagers de la « Maison des Citoyens » se déplaçaient d’un coin à l’autre, buvaient, mangeaient, s’amusaient. Quant à nous, elle et moi, nous étions isolés, faisant bande à part, échangeant et conversant, alors que s’étaient dissipées les manières de courtoisie entre nous.
- Et si on se tutoyait ?, proposa-t-elle. Je m’appelle Aurélie. Je suis secrétaire commerciale de profession, divorcée, sans enfants. J’aspire à une nouvelle vie parmi les gens simples, bons et modestes. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de mettre fin à ma solitude et m’engager dans ce quartier populaire. J’y trouve beaucoup de chaleur qu’on ne trouve pas dans mon quartier chic…
- Je m’appelle Mohammed. Ce que je fais comme travail, tu le sais déjà. Je vis en France depuis des lustres. Pas marié et donc pas d’enfants. Je n’ai pas de numéro de téléphone ni d’adresse stable. Un oiseau migrateur, en somme. Un arabe errant. Qui sait, un jour on m’obligera de mettre pied à terre. J’adore la lecture, les jolies femmes et les parfums rares qui ressemblent au tien… (Sic !)
« Quel espèce de minable, tu es ! », me dis-je en pensant à Latifa.
La fête prit fin comme si, à mon sens, elle avait duré le temps d’un cillement.
- On se revoit demain ?
- Oui, pourquoi pas ?
Qui avait pris l’initiative et invita l’autre ? Je ne sais. Je l’ignore et je ne me souviens plus de rien. Tout arriva spontanément. Peut-être était-ce elle, peut-être moi. Qu’importe. Ce qui devait advenir fut, voilà l’essentiel, n’est-ce pas ? Le reste…
De retour chez moi, je planais dans des cieux lointains, comme si la voiture s’était muée en aéroplane ou en cheval ailé. A ma droite, Aurélie n’occupait pas le siège passager. Celui-ci était dominé par l’image de Latifa. Elle était furieuse, me gavant de reproches et d’insultes. Quant à moi je pensais au lendemain, le premier jour de vacances, je m’évertuais à trouver un prétexte qui m’aurait permit d’esquiver intelligemment mon épouse afin d’accourir à la rencontre d’Aurélie. De nombreuses idées s’étaient présentées, mais j’étais loin de faire un choix précis.
En bas de l’immeuble, sous une pluie fine, je croisai Latifa qui arrivait en hâte. Alors que j’ouvrais la porte principale de la résidence j’entendis sa voix :
- Je vois que tu es revenu assez tôt ce soir !, dit-elle étonnée, presque d’un ton de réprimande. - La fête est terminée, répondis-je en pensant au lendemain, et les gens sont partis. Par contre, je dois y retourner demain après-midi, on a improvisé une réunion pour préparer la rentrée. Il se pourrait que je rentre vraiment tard cette fois-ci.
- Tu as le bonjour de mes parents, dit-elle en guise de réponse à une question que je n’avais pas posée. J’étais chez eux et j’en reviens directement. Ma sœur était un peu souffrante alors… tu vois…
Elle paraissait fatiguée, harassée, au point que, une fois à l’intérieur, elle se précipita vers la salle de bains, prit sa douche en hâte, enfila n’importe comment son pyjama en soie et se livra aux bras de Morphée. Dans le salon, peiné, je pensais à elle, à ce qui était arrivé aujourd’hui et à ce qui arriverait. M’envahit alors un sentiment de culpabilité, un torrent irrésistible me poussait vers elle. J’avais envie de battre ma coulpe dans son giron, lui demander pardon pour l’acte que je n’avais pas encore commis, de l’aimer plus que jamais et…
Et je me lançai vers elle pour la consoler et la rassurer. J’eus beau la réveiller, en vain. Elle se tortilla nerveusement dans ses draps et me supplia de la laisser tranquille. Je m’exécutai sans insister et m’endormis en pensant à elle. A côté de moi, il y avait le spectre d’Aurélie qui m’ouvrait ses bras accueillants. Je m’endormis tête collée sur sa poitrine généreuse alors que Latifa sombrait dans un profond sommeil, me tournant le dos, sa volumineuse « marchandise » empiétant sur mon terrain, ne me laissant qu’un espace minuscule au bord du lit.
Le lendemain, alors que je m’apprêtais à « rejoindre » mon lieu de travail, je remarquai que ma femme me lançait des regards dont, pour la première fois, je ne comprenais pas le sens. Elle était pâle, inhabituellement silencieuse et pensive. « Peut-être son sixième sens, me dis-je, a-t-il senti ce que je comptait faire et, par là, elle n’a pas cru à mon mensonge ».
L’idée de tout abandonner m’effleura, mais j’étais incapable de rebrousser chemin. Il y avait, en moi, une force étrange qui me propulsait vers Aurélie et m’incitait à la rencontrer. Je ne pouvais faire autrement.
Elle m’attendait Place Bellecour, Café du Rhône. Il faisait doux, des rayons de soleil esquivaient les nuages et venaient semer un peu de chaleur et de quiétude sur cette partie la terre. De loin, je la vis affalée dans son siège à la terrasse du Café, orientant son visage blanc vers le soleil dont les rais timides, qui tantôt disparaissaient tantôt apparaissaient, le cajolaient tendrement. Je vis, je sentis, qu’elle était dans un autre monde, radieuse et enchantée, yeux fermés, lèvres dessinant un sourire. Lorsque, doucement, je pris place en face d’elle, elle remua subitement comme une alouette apeurée, se frotta les yeux avant de m’étreindre d’une manière si chaleureuse que j en fut surpris.
- Quand il fait beau, dit-elle, il fait beau en moi aussi. Je me sens heureuse, très heureuse. Et toi ?
Sans attendre ma réponse elle ajouta en riant :
- Ca fait plus d’un quart d’heure que je suis ici. Le garçon n’est pas venu prendre ma commande. Hi… Hi… Il est peut-être venu et n’a pas osé me déranger. J’étais totalement absente de ce monde. Qu’est-ce que j’adore le soleil ! J’ai pensé à toi, à cet orient lointain et au monde arabe plein de soleil, de magie, de rêves et de poésie. Vous êtes très chanceux, vous autres, Mohammed.
Elle était plus élégante encore et plus belle. Comme un enfant, elle parlait avec spontanéité et fougue alors que son parfum ensorcelant me saisissait à petit feu.
La conversation commença par le climat doux qu’il faisait cette année, abordant le « Soleil des Arabes [qui] brille sur l’Occident»[1], la poésie, la harangue comme genre littéraire, la musique de Zaryab, l’hospitalité et la générosité, le pétrodollar et le gaz, l’Amérique, les hommes politiques, les Gouvernants-Présidents-Vizirs à vie et… Et nous aboutîmes au sujet de l’isolement et de la solitude. « La solitude, lui dis-je, est en effet assassine. Le célibat est un enfer. » J’ajoutai que je n’avais pas encore trouvé ma deuxième moitié à laquelle, jour et nuit, je ne cessais de songer, que l’on devait frapper le fer tant qu’il est chaud, car le temps passe à une vitesse si extraordinaire que rarement nous nous en rendons compte, que la vie était courte et que, de fait, il fallait saisir l’opportunité pour nous rendre heureux et satisfaire nos envies quelle qu’en fût la nature et… Et tout en discourant je voyais s’imprimer, d’une fois à l’autre, dans un coin du champ de ma vision, le visage de Latifa qui me disait : « N’as-tu pas honte ? Aies au moins un peu de décence ! ».
Chaque fois que cela m’arrivait je me frottais les yeux comme pour bannir, à jamais, l’image de ma femme. Je reprenais ensuite mon discours déchaîné et, en guise d’argumentation qui rendrait authentiques et crédibles mes dires, je l’assaisonnais de quelques dictons arabes, de vers des célèbres poètes et, même parfois, de versets coraniques. Aurélie, en face de moi, était éblouie, coite et fascinée ! Une fois « à bout de souffle » je m’accordai une pause. C’est alors que, non sans admiration, je l’entendis dire :
- Qu’est-ce que tu parles bien notre langue, Momo !
Le diminutif de mon prénom dont elle venait de me faire l’honneur me rendit plus sûr de moi et présageait que, dans pas longtemps, mon projet aboutirait.
- Le Français, c’est aussi ma langue, répondis-je d’un ton presque sarcastique. Je ne suis pas un intrus par rapport à cette langue. C’est plutôt elle qui m’habite depuis mon enfance. A l’école j’ai commencé à l’apprendre en même temps que j’apprenais la langue arabe.
- Es-tu poète, Momo ?, demanda-t-elle naïvement, toujours en projetant sur moi des regards rêveurs.
- Non. Mais, à coup sûr, quiconque se baigne dans tes yeux devient soit un poète unique dans son genre soit un fou fini.
Un sourire tremblant se dessina sur ses lèvres, ses joues devinrent rouges.
- J’ai préparé tout un programme pour notre soirée, dit-elle en frémissant et feuilletant son agenda, avant de s’arrêter à une page précise. Je te propose qu’on aille voir un film comique qui a eu un prix intéressant au festival de Cannes. Ensuite nous irons dîner dans un restaurant de ton choix. J’aimerais bien manger un couscous marocain, j’adore ça !
A dix-huit heures trente nous faisions la queue dans l’entrée du cinéma où j’allais voir un film dont j’ignorais même le titre et qui avait stimulé l’enthousiasme et l’admiration d’Aurélie, qui n’en n’avait entendu et lu que du bien. Arrivés au guichet j’insistai pour qu’elle acceptât d’être mon invitée, ce qu’elle fut sans manières.
A l’intérieur de la salle, elle me devançait, cherchant un coin tranquille et intime, comme elle avait dit. Elle parvint à trouver ce qu’elle voulait et s’arrangea, machinalement peut-être et sans me laisser le choix, pour que je me mette dans un siège à sa gauche. Je devinai qu’étant ainsi assis là, son oreille gauche, celle qui était saine et intacte, pouvait entendre ce que je lui susurrerais pendant le film comme commentaires et autres. Mais, quelle égoïste elle était !, songeais-je, car elle avait « oublié » que, elle même, étant à ma droite, je ne pouvais l’entendre confortablement, vu que j’étais, moi aussi, « sourd » de l’oreille droite. Elle avait donc cherché une position confortable qui l’arrangeait, elle, quant à moi je devais me débrouiller seul si je voulais entendre ce qu’elle dirait.
La lumière s’éteignit et les images mouvantes se mirent à s’imprimer sur l’écran blanc. De temps en temps, des rires aux éclats remplissaient la salle. Parfois un silence de mort régnait sans s’éterniser. En épiant Aurélie, je la voyais heureuse, amusée. Mais elle ne tarda pas à se crisper tout en serrant ma main droite avec sa main gauche lorsque, dans le film, on voyait une voiture de police qui poursuivait un malfrat fuyant à bord de sa moto à toute allure. Celle-ci, dans un virage, perdit son équilibre et se roula violemment sur l’asphalte au long de plusieurs mètres avant de buter contre un mur. Le choc fit sursauter Aurélie dans son siège. Elle devint plus tendue quand elle vit des traces de sang sur l’écran et… Et elle serra ma main davantage, comme si elle cherchait du secours. Prenant ma main ainsi, je sentis un courant de chaleur, la chaleur de son corps, me traverser et me remplir jusqu’au dernier coin vide en moi. Je sentis ma température s’élever et… et…
Et la scène « violente » céda la place aux rires et à la distraction. Aurélie retrouva son calme tout en gardant ma main emprisonnée dans la sienne. Je me mis alors à caresser ses doigts longs et tendres, feignant, en même temps, l’attitude du spectateur concentré et noyé dans les évènements du film. Cela l’encouragea à faire de même, car elle se mit à cajoler mes doigts, à les masser avec douceur et tendresse. Puis elle ne tarda pas à introduire ma main et la serra entre ses cuisses, pas loin de sa « fontaine de jouvence » dont je sentais la chaleur. Je planais dans le ciel de cette salle obscure.
Un autre film se mit à tourner dans ma tête et s’empara de moi. Sur l’écran blanc je me voyais ailleurs, en compagnie d’Aurélie : nous marchions paisiblement, joyeusement dans la rue, échangeant nos avis sur le film qu’on venait de voir. Nous parcourions d’autres rues, traversions des ruelles, des places, et nous voilà au restaurant en train de dévorer un couscous marocain. Nous formions un couple qui se connaissait depuis l’éternité. Plus de frontières, plus de barrières. Nous conversions, chaque parole nous menant à d’autres paroles. Cependant, durant notre escapade, je sentais la présence perpétuelle d’une personne qui nous suivait, qui nous épiait. Ce n’est pas dans mes habitudes d’halluciner, mais j’avais la certitude qu’il s’agissait de quelqu’un qui suivait nos pas à la trace, afin de nous nuire et de gâcher notre tranquillité. Notre soirée étant presque terminée, nous quittâmes le restaurant, reprenant notre errance dans la ville. Vint ensuite le moment où Aurélie me demanda de la déposer chez elle. Tout content, jubilant, je m’exécutai en pensant à ce qui allait suivre : « Monte boire un coup », proposa-t-elle. Sans hésiter je montai. Elle me proposa de boire quelque chose. Je bus et rebus… Nous bûmes. Nous devînmes l’un dans l’autre. Nous étions un et divers. Tout en étant en elle je remuais ciel et terre, je la voyais de l’intérieur. Je la sentais, je la devenais. De temps en temps, perché sur un meuble, son chien poussait des gémissements comme s’il protestait.
Quand ce qui était écrit advint, et quand, haletants, nous nous effondrâmes, béats et réjouis, la troisième personne qui, tel que je l’avais imaginée, nous suivait, entra en scène. Je voyais son visage dans la pénombre, un visage familier, aimable et par moi aimé. Peut-être avait-t-il, dès le début, assisté à notre prière des corps. C’était le visage de Latifa qui prenait de plus en plus de proportions et occupait tout l’espace de la chambre. Elle me foudroyait de regards étincelants, pleins de colère. Ses lèvres remuaient nerveusement, sans voix. Mais cette voix, stridente dans mon intérieur, je l’entendait hurler : « Espèce de sale traître !… Je te hais…. Je… Je te déteste… Je te hais… Infidèle ! Ingrat !… J’ai fait de toi un homme… Je demanderai le divorce… ». Tout mon corps tremblait et baignait dans la sueur. Je me ramassai dans un seul bond, enfilai mes vêtements dans le désordre, m’éloignai en courant, suivi d’une voix qui semblait m’appeler : « Momo ! Qu’est-ce qui t’arrive, Momo ? ».
- Mohammed, lève-toi. C’est fini, le film. Et il ne reste plus que nous dans la salle !, insista-t-elle.
Je sursautai dans mon siège.
- Quel film ? Quelle salle ?, balbutiai-je, confus.
- Tu as, peut-être, intégré à fond l’un des personnages, dit-elle en me tirant par le bras et en riant. Viens. Allons sentir l’air frais dehors.
Dehors, elle m’interrogeait sur le film, voulait savoir ce que j’en pensais. Mais j’étais incapable de répondre d’une manière convenable. Je me mis, toutefois, à rafistoler une série de remarques qui n’avaient ni queue ni tête au point qu’elle éclata de rire me proposant d’en discuter ultérieurement.
- Je suis à toi maintenant. Emmène-moi au restaurant marocain de ton choix.
J’éprouvai subitement un grand embarras. J’avais mal en moi.
- Non Aurélie, dis-je d’une voix robotique. Ma soirée avec toi, je l’ai vécue toute entière. Et je t’en remercie. C’était délicieux.
- Qu’est-ce que tu dis, s’indigna-t-elle, étonnée. Comment peux-tu devancer le temps ? Notre soirée n’est pas encore finie, Momo !
- C’est vrai, tempérai-je. Mais je sens une douleur horrible dans mon oreille droite. Il faut que je rentre chez moi pour prendre des médicaments. Tu dois m’excuser.
Elle demeura silencieuse un long moment, mais les traits de son visage ne tardèrent pas à s’illuminer, comme si elle avait trouvé la clef du dilemme.
- Bien. Au diable le couscous ! Je ne suis pas motorisé, dépose-moi donc chez moi, j’ai ce qu’il faut pour soigner ta petite oreille. Je m’occuperai de toi en véritable infirmière… Hi… Hi… Tu verras ? Allez, viens. Ce sera aussi l’occasion de te présenter Loulou, mon chien adoré. Qu’en penses-tu ?
- Non, ma chère. Désolé. Je ne dois pas prendre d’autres médicaments que ceux prescrits par mon ORL. Et puis, moi non plus, je ne suis pas motorisé. Comme toi, j’avais pris le métro. Embrasse Loulou pour moi.
- D’accord, Mohammed, dit-elle après un temps de réflexion, résignée, visage assombri. Mais téléphone-moi s’il te plaît, histoire de me rassurer.
Nous nous quittâmes, chacun prenant un sens opposé. Je me précipitai vers l’endroit où j’avais garé ma voiture et m’envolai en vitesse en direction de ma demeure. Il était vingt-heures trente environ. Même si je ne l’avais trompée que virtuellement, je pensais à Latifa avec un énorme et douloureux sentiment de culpabilité. Je pensais aussi à une manière qui me permettrait d’annihiler ce sentiment à jamais. Je décidai alors de couver, tendrement, amoureusement, ma femme, de l’inviter, ensuite, à finir la soirée dehors où nous mangerions un couscous et flânerions dans les rues en injectant un nouveau souffle dans notre vie conjugale…
Hélas!, grande était ma déception quand je trouvai sombre l’appartement où régnait un silence de mort. J’ignorais l’endroit où pouvait bien se trouver Latifa. Cependant, vu que ces derniers jours elle avait été chez ses parents à plusieurs reprises, je me mis dans l’idée que, pour une raison ou pour une autre, elle était chez eux encore une fois. Tout en attendant son retour j’élaborais mentalement un programme pour le lendemain où nous oublierions la fatigue quotidienne et abolirions la routine pesante. Une certaine joie me parcourut soudain quand la sonnerie du téléphone m’arracha de mon attente et de mes pensées éparpillées. Je courus vers l’appareil en pensant à Latifa.
- Allo ! Mohammed ?
- Oui, Latifa, tu es où ?
J’entendis un rire indigné et une voix presque familière me dire :
- Non, je ne suis pas Latifa. Devine qui je suis !
A peine allais-je répondre tout en cherchant mes mots, tremblant, qu’on raccrocha violemment à l’autre bout du fil. J’entendis des sifflements aigus dans mon oreille droite. « Pauvre con ! Comment as-tu pu oublier que ton nom figurait sur la liste des abonnés de téléphone ? », me dis-je en pensant à Aurélie dont la voix regorgeait de déception et de tristesse. Mais alors, que lui avait-il pris pour qu’elle s’en allât fouiner dans l’annuaire téléphonique dans le seul but de dénicher mon numéro de téléphone et mon adresse ? Le doute ? la curiosité ? le….. ? Je ne sais. Et j’ignorais, désormais, comment j’aurais le courage de la revoir après les vacances dans la « Maison des Citoyens ».
Attendant ma femme absente, je pensai longuement à Aurélie et à la bévue que je venais de commettre. Les aiguilles de l’horloge murale avaient dépassé les vingt-trois heures trente quand le téléphone se remit à sonner. « C’est Aurélie, me dis-je. Elle va me demander des explications ». Me préparant à la suite, air calme et serein, je décrochai.
- Oui Aurélie, je t’écoute.
De l’autre côté j’entendis un éclat de rire.
- Hahahaha, Mohammed ! Non, je ne suis pas Aurélie. C’est Zineb. Au fait, c’est qui celle-là encore ?
- Non, non, c’est rien, balbutiai-je, en proie à un tourbillon infernal. C’est une collègue du travail… Tu vas bien, mieux, j’espère, Zineb ? Ta fièvre est passée ?
- Ma fièvre !, s’étonna-t-elle. Quelle fièvre ? A Dieu ne plaise !
- Ca va ? Tu vas bien ?
- Oui. Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’arrive Mohammed ? Tu as bu encore ?
Un moment de silence s’écoula. Je sentis le sang bouillonner dans ma tête. En plein bourdonnements dans mon oreille j’entendais la voix de Zineb :
- Ma sœur Latifa est là s’il te plait ?
Je me ressaisis, avalai ma salive en pensant au célèbre dicton « les absents ont leurs excuses ».
- Oui, Zineb. Latifa est là, mais elle dort. Elle a un peu de fièvre et je n’ose pas la réveiller. Appelle-la demain.
- Passe-lui le bonjour de mes parents. On attend votre visite. Ca fait quand même un bail, non ? Allez… Au revoir.
Au…
Revoir…
Nous nous revîmes.
L’heure s’approchait de minuit trente quand j’entendis le bruit de la clef tournant dans la serrure. Quand Latifa vit que j’étais là son visage s’assombrit sur le champ malgré elle. Elle devint pâle tout en m’inondant de regards pleins d’étonnement.
- Je croyais que tu allais rentrer tard cette nuit, comme tu m’avais dit !
Je fis un mouvement de la tête comme si je m’excusais.
- Et toi.. ?, laissai-je échapper.
- Moi… Moi, j’étais chez mes parents. Qu’est-ce que tu crois ? La fièvre de Zineb ne cessait d’augmenter, alors j’y suis retournée. Au fait tout le monde te passe le bonjour… et… et… et… et…
Et, cette nuit-là, je m’endormis dans l’autre chambre, en compagnie du spectre d’Aurélie, son chien Loulou veillant sur nous.


[1] Je ne sais plus, et tant mieux, quel génie de penseur Arabe a écrit cet Ouvrage dont je traduis ici le titre.

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