24 mai 2009

L’œil qui voit


Tes vieilles chaussures regorgeant de neige, tu marches en te dandinant. De temps en temps tu te cabres. Une envie obsessionnelle te hante : ne pas te retrouver en proie à une malheureuse glissade qui pourrait t’envoyer directement à l’hôpital. Tes yeux ne quittent que rarement la chaussée blanche qui se transforme, parfois, en écran où des images s’animent. Tu vois, soudain, s’imprimer les silhouettes de tes petits et lointains neveux bien-aimés, en provenance de l’autre rive : Iman, Houda, Issam… Ils peuplent le champ de ta vision, sautillent en une insouciance infantile, te font des signes de la main et t’invitent à revenir au pays. Ils disparaissent aussitôt dans un brouillard dense au goût salé des larmes, au teint blanc éclatant de la neige qui jonche ces rues.
Tu t’évertues à mettre de côté ces images, cette vision furtive.
Tu marches.
Un froid glacial, plus vorace que celui qui te couvre, te dévore de l’intérieur. Il y a quelques instants ton intérieur bouillonnait. Depuis des lustres, il bouillonne et s’enflamme. Tantôt de fureur, de rage ; tantôt de nostalgie, de mal du pays, le mal de la patrie qui t’expatrie encore et encore tout en s’éloignant.
« Au fait, qu’est-ce que la patrie ? », te demandes-tu.
« J’en ai assez de toi, te répond une de tes voix, assez de ce que tu es et de ce que tu seras. Est-il vraiment temps de t’interroger sur ce que tu appelles la patrie ? Ferme-la donc et attends le jour où le dialogue s’établira entre nous. Bientôt il s’annoncera, tu verras. »
Tu te calmes et continues à traîner les pieds lourds. Ton moral est au dessous de zéro, semblable à la température qui règne.
La ville où tu erres ne s’est pas encore endormie. Elle est animée malgré l’heure tardive.
A la manière de ces braves gens, tu affiches une certaine « indifférence », celle qui pulvérise et tue, celle qui cesse d’être « indifférence » lorsque, parfois, avec ta tête de brun expatrié, tu les côtoies par hasard ou par inadvertance. A ce moment précis, elle cesse subitement d’être indifférence et se mue en crainte ; la crainte de toi ; en peur, la peur de toi -toi l’Etranger- ; en rejet ou je ne sais quoi encore…
Cependant ton « indifférence », à toi, n’est pas éternelle. Elle ne dure que peu de temps. Tu es incapable de passer à côté des choses sans que celles-ci t’interpellent. Te sentant alors personnellement concerné, tu t’arrêtes. Une scène t’arrête. Tu te souviens que depuis quelques instants, lors de ton « indifférence » factice et passagère, un homme se déshabillait. Il continue à ôter le reste de ses vêtements jusqu’à ne garder que sa tenue d’Adam. Jonchant la nappe blanche de neige, il se tortille de douleur et tremble de froid. Ou de chaleur, peut-être ! Avec résignation, sa main agite un morceau de papier usé. Il le tend vers toi, tout en essayant de prononcer quelques mots étouffés. Il n’arrive pas à s’exprimer. Il ne le peut pas. Il s’efforce de pouvoir…
Les mots sortent enfin disloqués de sa bouche, coupés en petites syllabes quasi incompréhensibles. Lorsque tu t’approches de lui, l’odeur de la mauvaise bière et du vin bon marché emplit tes narines et envahit tes poumons, une odeur à la saveur de la mort.
— Tu as besoin d’aide, l’ami ?, lui demandes-tu d’un ton qui se veut rassurant.
Tu vois remuer sa langue bleuâtre. Tu fixes ses lèvres blanches d’écume. Tu t’approches davantage et découvres que le vieux papier n’est autre que sa carte nationale d’identité.
— J… v…ais… mou…rir !
— Mais non, tu ne vas pas mourir. Ce n’est peut être que l’effet de la bière. Tu pues l’alcool, mon vieux ! Qu’est-ce que tu as bu d’autre ?
La mousse blanchâtre coule de sa bouche et couvre ses lèvres. Ses tortillements et ses tremblements s’accentuent.
Des images défilent en bolide dans ta tête. Elles te traversent d’un seul coup. Une sorte de peur t’envahit. Tu paniques à l’idée qu’il pourrait rendre l’âme dans tes bras et… et tu livres tes jambes gelées au vent. Tu cours comme si on te poursuivait. Tu trébuches et glisses. Un trottoir inhospitalier reçoit ta tête dans un choc sonore. Tu vois scintiller un tas d’étoiles dont tu n’as pu saisir le nombre. Non sans peine, tu te relèves et, abattu, tu continues ta course. Une douleur commence à poindre dans divers endroits de ton corps.
De loin, un air indistinct d’une chanson connue parvient jusqu’à toi. Tout en t’approchant, il devient plus clair, plus audible : (Douce France… Douce France… Cher pays de mon enfance… Oui, je t’aime… Oui, je t’aime…) Tu chantes sur le même air : France la douce… Carte-Séjour… Les Expulsions aux frontières… Le Contrôle de police… Le Travail… Les Arabes… La Liberté de… L’Egalité de… La Fraternité de…)
Tu es arrivé.
Tu trébuches en poussant la porte. Dès que tu te retrouves à l’intérieur du bar les yeux se braquent sur toi et te transpercent. C’est leur habitude, n’est-ce pas ? Et puis, dans ton cas précis, il est tout à fait normal que tu attires toutes les attentions du monde : avec cette tronche qui te colle au derrière, tu ne peux passer inaperçu. Tu esquisses un sourire que tu veux sympathique et rassurant. Mais eux, ils ne sourient guère. Ils n’en ont ni le loisir ni l’envie
— Bonsoir. Qu’est-ce que vous prenez ?, te demande le patron derrière le comptoir, presque contraint de subir ta présence.
— Je voudrais la dernière bière de ma vie, s’il vous plaît. Oui, ce sera la dernière. J’ai décidé d’arrêter…
Il étouffe un mélange de sourire et de rictus qui s’est spontanément dessiné sur son visage.
— Oui. Bien sûr, bien sûr, marmonne-t-il d’un ton commercial en te tournant le dos. Tu comprends vite son « non-dit » : pas besoin d’écouter les délires d’un ivrogne de plus. Il réapparaît au bout d’un moment avec la boisson des gens du paradis, comme dirait Abou Nawas.
— Serait-il possible de téléphoner d’ici, s’il vous plaît ?, lui demandes-tu avant d’étreindre la énième bouteille du jour.
— Oui. Le machin se trouve là-bas, au fond. Vous n’avez qu’à y mettre des pièces.
Des yeux, tu suis le sens qu’il indique avec son index long, tordu et tremblant. Tu verses le contenu de la bouteille dans le verre et, d’un seul trait, tu en avales la moitié. Tu le pose tendrement et lui jettes un regard de reconnaissance, avant de rejoindre le point phone indiqué. Tout en composant le numéro, tu palpes ta tête à l’endroit qui te fait mal. La boursouflure a grandi. Elle gagne du terrain, cette salope !
— … Oui !… Qui est à l’appareil ?, insiste la voix de l’autre bout du fil, qui paraissait attendre une réponse depuis un moment.
— … (Rire aimable) Ha… Ha… Hi… Hi… C’est moi…
— Vous qui ?
— Pardon. Je suis… Je… c’est à dire que… Voilà : il y a une personne qui agonise là-bas. Il paraît que le vieux va très mal et…
— Très bien. Où se trouve-t-il, votre vieux ?
— Pas loin du bar.
— Il paraît que vous êtes… ! De quel bar parlez-vous, monsieur ?
— De celui-ci, là où je suis. Le type souffrant est en face de l’hôpital Saint-Joseph. Il faut faire vite sinon…
— De quelle origine êtes-vous, monsieur ?
— Je suis un citoyen français, monsieur. Mon origine et mon accent ne vous regardent en rien. Je ne vous raconte pas d’histoire. Croyez-moi, je suis sérieux.
— C’est ce qu’on va voir en tout cas. L’hôpital Saint-Joseph, vous dites ?
— Exactement.
— C’est noté. Au revoir, monsieur.
La voix, de l’autre côté, met fin la communication. Tu t’en assures avant de couper la ligne à ton tour. Un sentiment de soulagement t’envahit : tu viens de te débarrasser d’un fardeau qui te pesait. C’est à eux de jouer maintenant.
L’image de l’homme nu comme un ver, en plein froid, devant l’hôpital public, ne te quittant point, tu retournes à ta bière qui semble t’attendre patiemment.
Tu règles ta consommation sans quitter le lieu. Tu restes là, immobile ou presque, contemplant la bouteille vide et le verre à moitié plein : « La dernière bière de ma vie ! » Tu bois par petites gorgées. Tu sirotes, comme pour prolonger éternellement le moment présent. Tu te laisses bercer par la chaleur ambiante et les souvenirs qui te rendent visite. Tu souris spontanément lorsque te traverse l’idée de comparer la Tour Eiffel à celle de Hassan à Rabat. Le spectre de « Fa », en provenance de là-bas (là-haut), s’imprime en face de toi, après s’être volatilisé voici des lustres. Tu lui cèdes volontiers, jusqu’à ce qu’il daigne laisser la place à Synzia qui regorge d’ « amour » pour toi et d’envies libidinales qu’elle aime à mettre en pratique quels que soient l’heure et l’endroit. Elle ne cesse de te dire, de te rappeler, ses petits « je t’aime » et de répéter la même chanson à qui veut bien l’entendre. « Là-bas, dans le pays d’où tu viens, aime-t-elle à raconter, on peut mener une vie de pacha avec le plus bas salaire de l’Hexagone. Je ne comprends pas, insiste-t-elle, pourquoi les gens, les jeunes en particulier, risquent leur vie et traversent la Méditerranée à la nage ou en barque pour rejoindre l’Europe… Que lui trouvent-ils, à cet occident pourri ? Je ne délaisserai jamais ce paradis, moi, si j’étais à leur place !»
Tu bois la dernière gorgée de la dernière bière de ta vie avant de rejoindre le froid glacial à l’extérieur. Dehors, tu hésites entre aller voir Synzia qui doit t’attendre sans préalable entente, ou rentrer chez toi, dans ta chambre, cette cellule qui a la forme et les dimensions de ta patrie lointaine. Indécis, tu marches en trébuchant dans la neige. Ta destination ? Tu décides d’en décider plus tard. Mais, plus tard, tu te retrouves dans le ventre d’un métro qui serpente dans le sous-sol de la ville et t’emmène là où tu habites. Tu t’en rends compte lorsque le nom de la troisième station t’apparaît. Comme si de rien n’était, tu continues à épier les voyageurs. Tu prêtes attention à « un frère en Dieu », un khouna fi Allah, qui s’enfouit dans un coin, près de la porte de la rame qui vibre incessamment. Pour tuer le temps tu te livres à ton jeu préféré: deviner à tout prix, en l’observant, à quoi il pense. Tu le fixes profondément, comme pour plonger au fond de lui. Tu notes au passage que sa combinaison bleue et fade est parsemée de taches multicolores de peinture et de plâtre. Il paraît harassé, exténué, après sa longue journée de labeur, échevelé, visage mal rasé… Tes yeux s’orientent vers sa sacoche rapiécée et la transpercent afin de découvrir son contenu : des ustensiles pour chauffer la nourriture, une bouteille d’eau minérale vide en guise de gourde, un couteau et une cuillère usés…
Ses yeux ne cessent de tourner dans tous les sens. Timidement, imperceptiblement, il vole les regards, comme s’il évitait à ses yeux de croiser ceux des autres qui l’arrêteraient en flagrant délit de médisance visuelle. Les traits de son visage, outre son attitude pitoyable dans son coin isolé, semblent vouloir transmettre un message. Que désire-t-il exprimer ? Que voudrait-il dire ? A qui voudrait-il dire ce qu’il aurait à dire ? Pourquoi ?
Tu ne le quittes plus. Tu le fixes sans pitié. Tu le traques. Tu t’empares de lui. « Le pauvre !, balbuties-tu. Où est-il donc passé le « bon vieux temps » lors duquel tu étais : le Travailleur. Le Travailleur Immigré. Réponds-moi, Maghrébin, Nord-africain, Bougnoule, Arabe, Arabe tout court !
Tu décides d’aller à sa rencontre, à son étreinte. Peut-être l’arracherais-tu à cette solitude vorace qui le dévore. Peut-être, pareillement à toi, aurait-il besoin de libérer les mots qui s’étouffent dans sa gorge. Tu aborderas avec lui les conditions du travail sous la neige et les intempéries. Vous parlerez du pays lointain et de la vie d’exil. Tu lui raconteras l’histoire du clochard mourant, comment tu as couru afin d’appeler au secours et, comme preuve, tu lui montreras la bosse dans ton crâne endolori. Peut-être, de sa main de Travailleur Immigré, palperait-il ta blessure avec une tendresse paternelle que depuis longtemps tu n’as connue. Vas-y ! Vas ! Il sera, vous serez heureux de la rencontre sans doute.
Tout en hésitant, tu avances vers lui. Vous vous retrouvez l’un en face de l’autre. Comme en proie à une trouille subite et infondée, mine transformée, il te jette des regards tant méfiants qu’interrogateurs. Il recule d’un pas en arrière, comme pour éviter une éventuelle attaque venant de toi. Déçu, tu tentes une explication.
— Je ne suis pas… Je voudrais juste te tenir compagnie, mon oncle !
— Digagi, din ommouk !, vocifère-t-il. Ti croi moi j’y conni pas qui ci toi ? Va, va sinou…
— Sinon quoi ? Tu as tort, mon oncle ! Je ne suis pas un voyou !
— Moi j’y appuyer sor lo botoun do li socor si toi pas honte !
Menaçant, sa main s’étend jusqu’au bouton de secours sans l’enfoncer. Il attend que tu dégages et le laisses en paix. Amplement déçu, craignant pour ta peau, tu rebrousses chemin, songeant à sa réaction inattendue. Tu t’évertues à comprendre sa réaction, à lui trouver des excuses. Peut-être a-t-il des raisons qui sont les siennes. Peut-être a-t-il raison. Aurait-il, lui le fidèle serviteur d’Allah, une allergie à la bière, une antipathie pour l’alcool qui pue dans ta bouche ? Aussi serait-il possible que… Oui, c’est possible. Tout est possible. Tu en tires la conviction en regardant ton double dans la vitre qui se transforme de temps en temps en miroir. Tu ris en observant cette tête que tu arrives difficilement à croire tienne. Combien elle ressemble à la sacoche du type qui t’a envoyé paître ! Ni djinns ni fils d’Adam ne pourraient te faire confiance avec une tête pareille. Un de tes yeux rouges dégage une flamme étincelante alors que l’autre est sur le point de quitter son orbite pour aller se balader ailleurs. Tu imagines la scène. Tu le sens se détacher de toi, rompant tout lien entre vous. Il s’en va vagabonder en long et en large sur le sol tremblant de la rame du métro. Tu cours derrière lui afin de le rattraper. Etrangement, dans sa fuite, sa mission naturelle demeure inchangée. Tout en flânant ça et là, il continue à envoyer vers ton cerveau les images qu’il capte au cours de son périple. De surcroît, malgré l’absence de tout lien entre vous, les égratignures dues aux frottements contre le sol te donnent, à toi, une douleur insupportable. Endolori, tu multiplies les efforts afin de le rattraper, de le nettoyer, avant de le remettre à sa place. Il demeure inlassable, insaisissable. Tu ne prêtes aucune attention aux quelques voyageurs qui s’étonnent de ton comportement « étrange ». Seul t’intéresse ton œil qui court et continue à t’envoyer des images et des scènes insolites. Au bout du compte, il s’immobilise dans un coin, à proximité d’un pied inconnu. Savourant un semblant de victoire, tu tends lentement et prudemment la main afin de t’emparer de lui. Avant d’y arriver, le pied inconnu, solidement chaussé, remue à dessein et t’empêche de récupérer ton œil. Frémissant, pris de panique, craignant le pire, tu lèves la tête en direction de l’homme au pied d’acier et sans scrupule. Tu jauges ses intentions.
— Qu’allez-vous faire ?, lui demandes-tu d’un ton pitoyable et suppliant.
— Je l’ai trouvé, ce truc, il est à moi, tonne-t-il. C’est mon œil, à moi. De quoi je me mêle ?
— Mais vous risquez de le...
Avant d’aller au bout de ta phrase, tu vois son visage se crisper comme un possédé, rougir comme celui qui fournit un énorme effort physique. En un temps éclair, tu diriges l’œil qui te reste vers le bas où le pied impitoyable s’est transformé en un pilon qui écrase encore et encore ton œil égaré. Avec l’intention d’inculquer une bonne correction à ce criminel sorti de l’ombre, tu lèves le plus haut possible ta main pour que la gifle soit à la hauteur de ta rage. Mais, à l’inverse de ce que tu comptais faire, lente et hésitante, ta main s’en va tâter l’orbite creux, ou, du moins, qui te semblait l’être. Ta surprise est sans égale lorsque tu réalises que ton œil est là ! Tou-jours là ! Bien que solidement fermé comme à jamais ! Pour écarter le doute, tu retournes à la vitre qui se transforme en glace et t’évertues à ouvrir tes paupières collées. Tu souffles de soulagement : l’œil maudit tourne à gauche et à droite, rouge comme une braise. Tu souris sans arriver à croire que ce que tu viens de vivre n’était autre qu’une vision, qu’un délire silencieux. Pauvre de toi ! Pauvre de lui ! Lui, il est toujours là dans son coin, yeux braqués sur toi. Il t’épie avec ses regards coulant d’agressivité et de haine injustifiées, alors que, jetés aux autres, aux « Nazaréens », aux « Gaouris », ces mêmes regards deviennent obséquieux, hypocrites et tout ce que tu voudras. Peut-être a-t-il besoin de leur transmettre un message. Tu t’en assures lorsque tu plonges au fond de lui. Tu essaies de le deviner, de le devenir.
« Regardez combien je suis sympathique ! Un Immigré exemplaire ! Faites-moi donc une petite place parmi vous. J’étouffe dans ma SONACOTRA. Essayez de me comprendre, espèce de… Acceptez-moi en attendant que je retourne définitivement au bled d’où je viens. Pourquoi le refus, le rejet, la xénophobie ? Regardez, voilà… Moi aussi j’ai des enfants, mais éloignés, une épouse que je besogne comme un dinosaure chaque année que je pars en fakans. J’ai un pays qui offre ma force physique au vôtre en location. J’ai une carte d’identité infalsifiable. Si j’avais été imposé à vous, sachez que je ne veux rien imposer, moi. Rien du tout. Comprenez-moi… »
Tu restes là. Lui, il s’évanouit dans la foule. Il te propulse de lui comme un déchet infect et il s’éclipse. Tu restes seul avec ta solitude.
Tu continues à penser à lui et à toi-même, savourant un arrière goût de la dernière bière de ta vie. Tantôt tu planes, tantôt tu t’enfouis dans ta propre peau. Ta carapace. C’est alors que tu réalises que tu es un et divers, que tu es toi et lui en même temps, que tu es… que tu es arrivé chez toi, dans ta chambre, cette cellule où te couvre une petite chaleur, tendre et rassurante. Tu t’acharnes à ouvrir ton œil qui ne cesse de se refermer. « Ouvre-toi, espèce de boule puante », hurles-tu. En vain. Tu fais appel à la méthode douce. Idem.
Résigné, tu t’allonges dans ton lit à une place, laissant tes regards transpercer le plafond. Des images défilent sur celui-ci à toute allure. Ton œil ouvert tourne et s’oriente vers la lampe pendue au plafond et plonge dans la lumière. Le vertige te gagne. Tu tentes de te relever en multipliant les efforts. Tu arrives enfin jusqu’au vieux frigidaire. Tu attrapes une bouteille de bière fraîche. La dernière de ta vie ! « Celle-ci sera certainement la dernière. Il n’y aura plus de concession », te consoles-tu. Tu bois. Tu te vois boire. Tu te laisses boire… Soudain tu penses à lui. Peut-être est-on accouru à son secours. Machinalement, tu tends la main vers le poste de radio et l’allumes. Les nouvelles coulent à grands flots sur France-Info : élections présidentielles, attentats, bonbonnes de gaz, intégrisme islamique, coup de gueule de BB contre l’Aïd al-Kébir, scission au sein du parti de gauche, coalition de la droite… Cohabitation de… Un chien égaré, sans domicile fixe… Un clochard poignardé en plein cœur, non loin de l’hôpital Saint Joseph… » Tu te réveilles. Tu refais surface en ouvrant bien fort les oreilles et tous tes pores : « Après avoir commis son acte odieux, dont on ignore les motifs, le présumé suspect a alerté la police en téléphonant d’un bistrot du quartier. Le vieux propriétaire du bar se souvient d’un « client en état d’ivresse apparente, n’inspirant pas de confiance et qui a commandé la dernière bière de sa vie… Etc. Etc. »
Tu te précipites dehors sans savoir où aller.
Qui l’a poignardé ?
Qui a poignardé qui ?
— Allô ! Oui. Je n’ai assassiné personne, moi…
— Qui êtes-vous, monsieur ?
— Vous le savez très bien, Madame. Je ne suis pas un criminel. Cherchez ailleurs. Au revoir.


Allongé, tu t’abandonnes, ta main serrant une autre dernière bière de ta vie. Ton œil fermé ne cesse de voir ce que l’autre, ouvert, ne peut saisir.
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PS:
Ce texte a été publié dans "أصوات في الجسد" « Asswat fi al Jasad, Des Voix dans le Corps », recueil de nouvelles en arabe, 1ère Ed. 1998, Dar al Qaraouines, Casablanca.
Traduit de l'Arabe par l’auteur, texte original à paraître dans cette même tribune, rubrique « قصص/نصوص».

17 mai 2009

الرَّجلُ العابِر

(إلى صديقي "لويس جو" الذي رحل)

وقت الغروب.

الشمس الخجولة تستجمع أشعتها الواهنة التي عوض الدفء تبعث البرودة في الجسد ثم بعد ذلك تنحشر متكومة في الأفق البعيد.

النهار يمضي ويأتي الليل.

يقودني التيهان اليومي إلى تلك الحديقة العمومية، "حديقة الرأس الذهبي"، (پارْك دُو لاتِيتْ دُورْ) حيث يعج خليط من المخلوقات البشرية اختلفت بنياتها وألوانها والتي أخذت تتبدد كلٌّ في اتجاه مأواه.

على مقعد منعزل يجذب عينيَّ مشهد غير عادي وتتجمد له ساقاي. أقترب بعد جهد عابر لكي أجد نفسي أمام رجل طاعن في السن يقوم بحركات واهنة، رجل غارق في بحر التجاعيد، مقوس الظهر تحت وطأة السنين التي ولت، شيخ ذو ساعدين نحيلين مرتعشين، يمسك بيده الهشة أداة معدنية صلدة يطرق بها في إجهاد وتواصل جمجمته ذات اللون الذهبي التي تتخللها بعض آخر الشعيرات البيضاء.

أقترب منه مزيدا ثم أقترح عليه بعض المساعدة. تستقبلني خلف أجفان مرتعشة عيناه المبللتان، عينان مفعمتان بالآمال وبالأحلام. ترسم شفتاه الذابلتان بسمة امتنان تتوخى طمأنتي وهي تحاول في نفس الوقت أن تتحدى التجاعيد التي تأسرها.

ـ الصقيع يجمِّد هذا المكان يا بنيّ!

يقول لي ذلك وهو يشير إلى رأسه بسبابته المعقوفة المرتعشة، ثم بعد ذلك يضيف:

ـ هذا الرأس مليء بالثلج يا بنيَّ، بالضباب و بالوحدة! لذلك فإنني أحاول أن أحفر ثقباً في هذه الجمجمة حتى يتسنى للشمس أن تدخلني عبره وتبعث هكذا دفئها في داخلي. لا زالت لدي رغبة في الحياة يا صديقي، هل تعلم ذلك؟... آه! اطمئن! ليس الأمر كما تعتقد أيها الشاب اللطيف، لا، فأنا لست مجنونا حتى... هه... هه... هه... حسنا، هيّا! اذهب الآن في حال سبيلك، دعني في أمان، هيا... اذهب.

مترددا وحائرا أمام عناده أكف عن الإلحاح. أتراجع بخطوات بطيئة لأستمر في تيهاني بينما يلاحقني صوته: "إلى اللقاء القريب أيها الصديق!"، صوت مخدوش ولكنه مليء بالأمل والمعاندة.

كم مرة جعلت من تلك الحديقة قبلة لي، ولكن في كل مرة لم أجد أثرا للرجل الذي كان يسكنني دائما. أما عن مصيره المحتمل وربما الحثمي ـ نظرا للحالة التي كان يوجد عليها ـ فلم تكن نفسي على استعداد لتقبله. بيد أنه مع مرور الأيام، رويدا رويدا، وعن غير علم مني أخلى الشيخ ذاكرتي بصفة نهائية وغادرتني صورته!

حدث كل هذا منذ سنوات.

الأيام وأشياء الحياة جعلتني أنسى ما حصل جملة وتفصيلا، إلى أن جاء يوم قادني فيه تيهاني مرة أخرى صوب "الپارْك دُو لاتِيتْ دُورْ".

ألقيت بنفسي هناك مسترخيا. تهالكت بهدوء على مقعد في ركن منعزل بعيدا عن المتجولين الذين كانوا يدبون في كل الأرجاء. كنت أحلم بأشياء لا تهم أحدا غيري. لنقُلْ بالأحرى إنني كنت أحاول أن أحلم، كنت أحاول؟ نَعَم، لأن الشمس في تلك الأيام كانت مريضة واهِنة، وكان الزمن يربض بكل ثقله فوقي، كان الماضي يحاصرني دون رحمة، كنت أجهد النفس في نصب كمائن للحظات الهناء الذي جعل من نفسه شيئا ناذرا وصعب المنال. كنت كمن يحاول إلقاء القبض على بعض أشعة نور تائهة لكي أجعلها طعما لهذا الجسد الذي غدا عدوا حميما لي مع مرور الزمن. كنت أريد أن أُولَد من جديد، كنت أريد أن أتجدد:

"يا شمس ليالي البيضاء! ما عساي أن أفعل لدحض هذا الكسوف في داخلي؟ أيتها الشمس الخرافية! أيتها الشمس العصية عن الإدراك! أيها الدفء الصقيعي الذي لا أحتمله! ما عساي أن أفعل كي أطرد هذه الوحدة وأستأصل هذه الشيخوخة من جسدي؟..."

هكذا كنت أتساءل.

حينذاك، حينذاك فقط رأيته هناك! وكالأعجوبة وجدته منتصبا أمامي، على مقربة مني، يواجهني بقوامه الطويل وبنيته المتماسكة. كان هو ولا هو! كان له نفس السحنة البرونزية التي عرفتُ له من قبل، سحنة رجل ينتمي إلى حوض البحر الأبيض المتوسط أو إلى بلاد العرب. كان الشباب ينساب في عروقه ويورِّد وجهه اليافع... ثم إنه ما لبث أن انحنى صوبي وبصوت فيه ما فيه من العطف والحنان قال لي:

ـ هل بإمكاني مساعدتك يا سيدي؟

كان التأثر والاستغراب يسدلان على عينيّ ستارا مبللا بالدمع. لا، لم يكن الأمر هلوسة، ولم يكن الذي رأيته طيفا. الحقيقة أن الرجل كان قد عاد إليه شبابه وتجدَّد بشكل ملموس. كان هو نفسه ولكن في جسد آخر أو ما شابه ذلك. كيف فعل؟ ماذا فعل؟ هل يتذكرني على الأقل؟... تلك أسئلة من بين أخرى لم أجرؤ على مواجهته بها.

قال لي بشفقة ناذرة:

ـ تعال معي أيها الْجَدّ الطيب. تعال ننادي على "برنار و "لويس" وبعد ذلك نتناول كُسكُساً في بيت "عارفة" التي تنتظرنا بالتأكيد. كُف عن تعذيب نفسك وهيا بنا فالسماء ستمطر بين فينة وأخرى.

وبما أنه أطال في الإلحاح أجبته:

ـ هذا الرأس مليء بالثلج يا بنيَّ، بالضباب و بالوحدة! لذلك فإنني أحاول أن أحفر ثقباً في هذه الجمجمة حتى يتسنى للشمس أن تدخلني عبره وتبعث هكذا دفئها في داخلي. لا زالت لدي رغبة في الحياة يا صديقي، هل تعلم ذلك؟... آه! اطمئن! ليس الأمر كما تعتقد أيها الشاب اللطيف، لا، فأنا لست مجنونا حتى... هه... هه... هه... حسنا، هيّا! اذهب الآن في حال سبيلك، دعني في أمان، هيا... اذهب.

كانت تغزو ملامحه علامات الحيرة وخيبة الأمل وهو يتراجع بعيدا عني بعد أن رمقني بنظرة مليئة بالمؤاخذة والعتاب. رأيته ينآى بخطوات وئيدة متثاقلة...

كان لديّ أكبر اليقين بأنه كان يفكر فيَّ كما لم يفعل ذلك أحد من قبل.

صرخت بصوتي المبحوح كما استطعت، وكأنني أريد طمأنتَه أو طلب معذرته:

ـ إلى اللقاء القريب أيها الصديق!

توقف عن السير ثم التفت نحوي، بعث إلي بابتسامة فيها مزيج من اللطف والمرارة وهو يحرك رأسه علامة الموافقة وكأنه يقول لي: "أجل، لقاؤنا قريب بالتأكيد".

حدث كل هذا منذ سنوات.

الأيام وأشياء الحياة جعلتني أنسى ما حصل جملة وتفصيلا، إلى أن جاء يوم قادني فيه تيهاني مرة أخرى صوب "الپارْك دُو لاتِيتْ دُورْ". رأيته هناك منحشراً في ركن منعزل. كان متهالكا على مقعده الذي تحيطه أوراق ذابلة قذفتها ريح الخريف الباردة.

كان يحلم بأشياء لا تهم أحدا غيره وهو يطرق بأداة ما جمجمته في حركات ضعيفة واهنة، ولم يكف عن ذلك إلا حينما رآني منتصبا أمامه عارضا عليه بعض المساعدة...

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ملاحظة:

حرر هذا النص بداية باللغة الفرنسية، وهو ترجمة (تعريب) للنص الأصلي "L’Homme qui passe" المنشور في خانة: Nouvelles/Récits

L'Homme qui passe

(à mon ami qui n’est plus : Louis Joux)


Le crépuscule.
Le soleil timide et paresseux ramasse ses rais qui sèment le froid plutôt que la chaleur et s’engouffre dans l’horizon lointain.
Le jour s’en va et la nuit revient.
L’errance quotidienne me mène vers ce vaste jardin public, le “Parc de la Tête d’Or”, au cœur de Lyon, où fourmille une promiscuité d’êtres humains multidimensionnels, multicolores, qui commencent à se disperser, chacun mettant le cap vers sa demeure.
Sur un banc isolé, une scène interpelle mes yeux et paralyse mes jambes. Je m’approche après un bref effort et me retrouve en face d’un monsieur âgé qui s’agite nonchalamment. Noyé dans l’océan des rides, dos arqué sous le poids des années écoulées, immergé dans le temps passé trop vite, le vieillard aux bras frêles et languissants, un outil métallique à la main, martèle, incessamment, avec tant d’atonie, son crâne au teint d’or, parsemé de quelques derniers poils grisonnants.
Je m’approche davantage et lui propose mon aide. Ses yeux humides bordés de paupières frémissantes m’accueillent. Des yeux qui regorgent de rêves. Des lèvres flétries affichent un sourire reconnaissant, rassurant, qui tente en même temps de braver les rides qui l’emprisonnent.
- Ça gèle là-dedans, jeune homme, me dit-il en désignant sa tête avec son index incurvé et tremblant. C’est plein de glace, de brume et de solitude. J’essaie donc de percer ce crâne afin que le soleil puisse l’investir et réchauffer ainsi mon dedans. J’ai encore envie de vivre, mon ami, vous savez ?… Oh, rassurez-vous ! Ce n’est pas du tout ce que vous pensez, gentil jeune homme, je ne suis pas un aliéné. Allez ! Partez maintenant ! Laissez-moi tranquille !
Confus, face à son entêtement, je cesse d’insister. Je cesse de l’importuner.
A pas lents je continue mon errance, suivi d’un “ à bientôt, l’ami !” que m’apporte la voix du vieillard. Une voix enrouée mais pleine d’espoir, de persévérance et d’entêtement.

Maintes fois je fis de ce parc ma destination. Mais, à chaque passage, il n’y avait aucune trace de l’homme que je cherchais et qui m’habitait toujours. Je ne pouvais concevoir son devenir probable et peut-être inéluctable, vu l’état dans lequel je l’avais laissé. Petit à petit, à mon insu, il quitta ma mémoire. Pour de bon.

Voici des lustres que cela est arrivé.
Les choses de la vie me firent oublier complètement cette histoire. Jusqu’au jour où mes pérégrinations, encore une fois, guidèrent mes pas en direction du “Parc de la Tête d’Or”. Je m’étais abandonné, là, tranquillement affalé sur un banc isolé, à l’écart des promeneurs qui sillonnaient les parages. Je rêvais de ce qui ne regardait que moi. Enfin, je m’évertuais à rêver, car le soleil était moribond ce jour-là, le temps me pesait et les souvenirs m’assaillaient de leur poids impitoyable. Je tentais de tendre des traquenards à l’ataraxie qui se faisait rare, de capturer quelques rais égarés de lumière, d’en doper ce corps. Ce corps qui, avec l’âge, était devenu mon fidèle ennemi. En réalité je désirais renaître et me renouveler.
"Soleil de mes nuits blanches, protestais-je, que te faudrait-il pour annihiler l’éclipse dans mon espace intérieur ?
Soleil chimère.
Soleil insaisissable.
Chaleur glaciale que je ne peux plus souffrir.
Que te faudrait-il pour bannir ma solitude et extraire cette vieillesse de mon corps ? "
C’est alors que je le vis. Là. Dressé comme par enchantement. A proximité. En face de moi. Svelte et gracile. C’était lui et pas lui. Il avait ce même teint de bronze, d’homme méditerranéen, d’arabe, peut-être.
La jeunesse coulait dans ses veines et faisait fleurir son visage. Il se pencha vers moi et, d’un ton fraternellement tendre, me dit :
- Puis-je vous aider, monsieur ?
L’étonnement et l’émotion voilaient mes yeux d’un rideau humide. Non, je n’avais pas halluciné. Je n’avais pas rêvé. Il était considérablement rajeuni, tout refait à neuf ! C’était lui dans un autre corps ou presque. Comment avait-il pu faire ? Se souvenait-il de moi ?
Je n’osais rien lui demander.
- Viens avec moi, pépé, me dit-il. Viens qu’on appelle Bernard et Louis, nous irons ensuite boire un coup chez Arifa et manger une choucroute chez Tante Odette qui doit nous attendre. Viens donc. Il va pleuvoir d’un instant à l’autre.
- Ça gèle là-dedans, jeune homme, répondis-je, comme il insistait. C’est plein de glace, de brume et de solitude. J’essaie donc de percer ce crâne afin que le soleil puisse l’investir et réchauffer ainsi mon dedans. J’ai encore envie de vivre, mon ami, vous savez ?… Oh, rassurez-vous ! Ce n’est pas du tout ce que vous pensez, gentil jeune homme, je ne suis pas un aliéné. Allez ! Partez maintenant ! Laissez-moi tranquille !
Confus et déçu, il tourna les talons, après m’avoir jeté un regard chargé de reproches. Je le vis s’éloigner à pas lents. Très lents.
J’avais la certitude qu’il pensait à moi comme jamais personne ne l’avait fait.
- A bientôt, l’ami, criai-je autant que faire se peut, comme pour le consoler, comme pour me faire pardonner. Il se retourna vers moi, m’adressa un sourire aussi affable qu’amer tout en remuant plusieurs fois la tête en signe d’acquiescement.
- Oui, à bientôt, semblait-il me dire.

Voici des lustres que cela est arrivé. Les choses de la vie me firent oublier complètement cette histoire. Jusqu’au jour où l’errance, encore une fois, guida mes pas en direction du “Parc de la Tête d’Or”… Il s’était enfoui dans un coin du parc, sur un banc isolé, au milieu des feuilles mortes, bannies par un vent glacial d’automne. Il rêvait de ce qui ne regardait que lui, se martelait nonchalamment le crâne et ne cessa sa besogne que lorsque je me dressai en face de lui proposant mon aide…

11 mai 2009

Des voix dans le corps



[Je vous le dis: il faut encore porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante]
"Ainsi parlait Zarathoustra."
Nietzsche.


I

[— ..........................
— Comment te permets-tu l'absolution de cette manière ? N'as-tu pas honte ? Et ceux-là, as-tu pensé à eux ?
— .............................
— Réponds-moi ! Et ceux-là ?
— Ceux-là !
— Oui. Les autres.
— Les autres ne sont que chimère et illusion. Ils te hantent et m'emplissent, mon ami.
— N'as-tu pas songé à leur vie d'enfer ici-bas ? Pense à eux un instant avant de penser à ton propre salut !
— Je n'ai proclamé que mon choix. Je n'ai balisé que ma propre voie. Ceux-là, ce troupeau comateux, ne m'a procuré que souffrance et déception. De "Eux", je suis donc innocent.
— Ah, mon semblable ! Ah, l'égoïsme débordant ! Mais, vraiment, es-tu mon semblable ?
— .............................
— Réponds-moi ! As-tu réfléchi ?
— A quoi, ô petit moi ?
— A ce que tu comptes faire et à ce qui adviendra. Ne me dis-tu pas que ta décision est sans appel ?
— Toi, mon double qui sait tout, sache que l'homme doté de raison ne renie guère ses décisions.
— Je te demande seulement si tu as bien réfléchi !
— J'ai mûrement, mûrement réfléchi.
— Alors tu partiras sans retour ? !
— Tu veux dire que je..... (il doit mimer un geste, représenter une idée)
— Parfaitement.
— Imminente, ma disparition. Pour te rassurer, sache que ma voie n'a pas de sens inverse.
— Puisqu'il en est ainsi, tue-le et délivre-nous !
— Que me dis-tu ?
— Tue-le, je te dis !
— Mais à qui veux-tu que j'ôte la vie ?
— A Lui, à ce mal incarné qui règne sur nos têtes, celui à qui nous sommes et appartenons, celui qui nous possède en nous dépossédant, celui qui a la quiétude et qui nous inculque toute sorte de malheur, celui dont les tentacules nous serrent le cou jusqu'à l'étouffement... Lui l'invincible face à notre faiblesse. Finis-en avec Lui avant de t'en aller pour de bon.
— Que de peur tu me fais ! Ne serais-tu pas atteint d'un brin de folie ?
— Mon esprit n'a jamais été aussi sain et sauf. Ma volonté est de défaire le nœud qui entrave tes pensées.
— Oh, non ! Je vois ce que tu entends. C'est l'impossible que tu me demandes là.
— Je ne te demande pas, je t'ordonne ! Que crois-tu ?
— As-tu bien réfléchi ?
— Mûrement réfléchi. Et toi ?
— Exactement pareil. Mûrement, amplement.
— Supprime-le donc ! Débarrasse-Les de Lui !
— Non, pitié ! Fais-le toi-même ! Moi je...
— Mais moi je reste dans cette demeure ! Je veux continuer à vivre, alors que toi, tu es partant.
— Non, je ne suis pas partant !
— Ne comptes-tu pas faire la grève de...
— De la vie ?
— Peut-être as-tu changé d'avis, toi l'être raisonnable qui ne renie guère ses décisions ?
— Jamais.
— Alors fais qu'Ils vivent en paix après toi. L'obstacle éternel et implacable c'est Lui. Une fois Lui disparu, Ils peuvent prendre aisément leur destin en charge. A jamais. Cependant la tâche la plus dure subsiste tant qu'Il est là. Il m'est idée que tu es seul capable d'accomplir cette mission. En te sacrifiant ainsi, tu t'élèveras au plus haut degré du renoncement, du dépassement de soi. A coup sûr, on te sacrera comme un être éternel et béni...
— Oui, cause toujours !... Sauveur !... Voilà ce que tu tends à faire de moi. Mais moi, c'est ma peau seule que je désire sauver. Rien d'autre... (silence, rires) ... Tu veux que "Ils" soient délivrés de "Lui" par "Moi" ! Tu m'ordonnes ! Tu ne me demandes pas !... Ha !... Ha !... Ha !...
— Parfaitement. Puisque tu n'as plus rien à perdre.
— ..................................
— Hein ! Que dis-tu ?
— Je dis que de la raison tu as une pincée, et de l'obstination tu as des tonnes.
— Épargne-moi tes commentaires et dis ce que tu comptes faire. Je perds ma patience !
— Je... j'ai décidé de...
— Hein ! Quoi donc ?
— J'ai décidé de décider plus tard.
— Plus tard ?
— Ouiiii ! Es-tu sourd ?
— C'est tout ?
— Oui, je te dis !
— Parfait. Alors prends de ton temps et du mien ce que tu voudras et réfléchis à ton aise. Pense ! Pense !
— Allons ! Pensons !
— Pensons !]

II

(Ha !... Ha !... Ha !... Ah, ces voix maudites qui s'agitent en moi et se débattent à leur aise ! Ces voix qui se ruent dans mon espace intérieur comme bon leur semble, comme si, Moi, je n'avais aucune existence, comme si j'étais néant, et elles, elles seules, étaient ce que je suis, ce que je serai et ce que je dois être. Quelle insolence ! Quelle arrogance ! Ah, ce fardeau qui m'emplit et empoisonne mon existence !
Essence sont-elles ou apparence ?
Où suis-je donc parmi elles qui me scient et me ceignent ?
Je saigne et deviens leur territoire partagé, leur corps mutilé. Mes fragments s'éloignent les uns des autres et se rapprochent. Ils s'éparpillent au gré du vent, se réunissent à nouveau avant de se disloquer, s'en allant voltiger dans d'autres cieux, en un perpétuel périple. Mon corps est un essaim infini d'hirondelles nomades qui errent vers d'autres espaces de pérégrination. Mon corps m'abandonne. Il s'extirpe de moi et s'en va vers... vers l'Après-moi. Et dans l'Après-moi, l'Autre-corps émerge lentement, lentement. Comme naguère, comme maintenant, tout comme plus tard, il ne me parvient plus qu'en forme de vision. Au loin, très loin, il éclôt et grandit. A distance d'un précipice aveugle, vorace et sans confins ni fin, il s'élance en face de moi et vacille dans le vide. Il emplit mes yeux et, telle une almée divine, y danse, danse suivant les battements de mon cœur. Au bout d'une éternité, il hisse le voile et s'éloigne hors de moi, me livrant à des voix acharnées et capricieuses qui m'étouffent.

Malgré le temps qui passe et nous presse, il me reste encore quelques miettes de souvenir : quand l'Autre-corps dansait, tantôt en moi, tantôt en face de moi, et lorsque sa danse devenait de plus en plus chaude, de plus en plus intense, j'entrais en transe. Un ciel s'ouvrait dans ma poitrine, laissait pleuvoir un mélange d'aspirations et de soupirs, un mélange d'envies et de désirs, d'amour et d'Aimance. J'ai vu, j'ai entendu des voix qui sourdaient lentement, lentement. Il ne s’agissait pas de mes voix, celles qui m'habitent depuis toujours. Elles venaient d'ailleurs. Elles priaient pour moi, buvaient à ma santé, donnaient des sérénades inédites et me lançaient des appels. J'ouvris amplement mes yeux de l'intérieur, et c'est alors qu'au milieu des statures ondoyantes comme la houle paisible, je cernai celle de l'aimée. Je reçus en plein cœur sa fragrance, senteur de henné et de girofle, qui vint rafistoler mes fragments disloqués, m'enivrer et me raviver. Je naquis promptement de mes cendres, je me hissai au-delà de mes décombres et, sans voix, mes hurlements s'élancèrent : "Voudrais-tu bien être moi, me devenir, être l'origine de notre osmose, ô stature de l'aimée ! ô son corps ! ô montagne qui ne peut parvenir jusqu'à moi, approche, ou alors aie la volonté que je sois le partant vers toi !".

La stature fluide et ondoyante vacille encore et encore dans mon ciel. Elle me parle dans des langues inédites qui exhalent l'expiation, la contrition et la souffrance. La souffrance. Je la vois, cette stature fluide, et ne la vois pas, je crois m'approcher d'elle alors qu'en vérité je m'éloigne. Qui est-elle ? Lustre incandescent ? Etoile filante ou comète égarée ? Djinn, ange ou créature adamique ? De quelle galaxie lointaine vient-elle ?
Et voici, tout comme si elle m'avait entendu, qu'elle m'ordonne, au nom de ce qui advint et de ce qui adviendra, de lire les détails du souvenir dans les pages de la souvenance, de revoir les jours éculés, les nuits écoulées, dont il ne reste plus dans ma mémoire, dans mes strates profondes, que des miettes et des bourgeons fanés. Elle brandit ce que je vois, ce que je sais et ce que j'ignore. Elle continue ainsi, vacille et scintille encore et encore en face de moi, en moi, jusqu'à ce que ma voix se libère de son carcan : "Ô toi, femme insaisissable ! Tu es mon lustre lumineux ! Enfin je te découvre et te reconnais, femme indomptable ! Désormais je te connais et te sais. Eclaire-moi donc si je me trompe !".
"Agar, me rapporte l'écho de sa voix, je suis ta mère Agar. Ceci est mon corps, entre donc, entre, mon fils, ô l'Arabe !".
Quand, de force et de fait, je m'apprête à m'exécuter, à partir vers elle en quête d'amour, d'Aimance et d'aman, sans me refuser, sans qu'aucune entrave me retienne, une voix atterrante jaillit en moi, me brûle avec la braise de ses mots, me scalpe avec la cruauté de ses interdits : "Ô toi aux membres éparpillés ! Toi le morcelé, hors norme et sans norme ! Passe ! Renonce à cela, car ce sera là, certainement, ta perte".
Affligé, aphasique, je rebrousse chemin. Je renonce à ce que je n'ai guère tenté d'atteindre, mes yeux se refermant l'un après l'autre, l'autre après l’un, l’un, l’autre...
Rongé par la fièvre de l'Aimance, je pars à reculons, noyé dans la lave de ma sueur. L'Autre-corps, oscillant, comme dans le vide d'un océan tari, s'élance en face de moi, m'assiège et me jette des roses étiolées qui me font l'effet du sabre. Il demeure ainsi, tournant à proximité, m'entourant, me tentant et me sollicitant, si bien que l'envie de partir à sa rencontre me reprend. Malgré les déchirements, il m’atteint. Je me lance vers lui, j'affronte ce que j'endure et ce que je crains. Mais à peine fais-je le premier pas au-devant de lui, qu'il disparaît promptement, comme s'il n'était qu'hallucination et mirage. Il se propage dans mes alentours, s'y dissipe, m'abandonne au gouffre menaçant de l'oubli. Il s'efface et me laisse la nostalgie, le mal de lui, de la comète incandescente, tandis que la lumière de ma lanterne intérieure s'atténue lentement, lentement, jusqu'à ce qu'elle s'éteigne. Je baigne dans la pénombre, livré aux vacarmes des voix, aux chocs des vagues qui se débattent et s'interpénètrent dans mes entrailles. Ah, ces voix qui emplissent mon corps jusqu'à le devenir !
Être ou devenir ?
Quand et comment ?
"Quel Être suis-je ?, j'interroge celui que j'interroge".
"Tu es Moi, répond l'interrogé. Tu es des voix qui fusionnent et se disloquent afin de se rapprocher, de se réunir à nouveau. Tu es Toi, moins quelque. Tout simplement. Tout simple... ment... ")

I Bis

[— Et les autres ? T'es-tu préoccupé de leur sort un instant ? Que vont-ils devenir ? Réveille-toi !
— Aaaaaaah ! Qui perturbe mon sommeil à cette heure de l'aube ? ... C'est toi ? Tu reprends tes provocations ! Laisse-moi en paix, je te prie !
— Réponds-moi ! As-tu bien réfléchi ?
— Oui. Très bien, très bien.
— Excellent. Alors tu dois avoir abouti à une bonne résolution !
— Quelle résolution ?
— Le supprimer.
— Qui ?
— Lui.
— Pourquoi reviens-tu me provoquer à nouveau ? Ta persévérance m'irrite et j'en suis las. Laisse-moi en paix, je t'en conjure, mes ennuis suffisent.
— Bon sang ! Depuis peu, nous sommes convenus d'un accord. Tu m'as promis, tu m'as donné ta parole. Que t'arrive-t-il maintenant ?
— Je n'ai rien promis à personne.
— Ne t'es-tu pas engagé à réfléchir ?
— Réfléchir ? A quoi ?
— A notre sujet. "Eux" et "Lui".
— "Eux" et "Lui" ! Je suis harassé de réfléchir, je suis las de raisonner. Il n'est, certes, pas aisé de penser à une chose précise, surtout quand elle est imprécise, vague et vaine à la fois.
— Oh, ciel ! Tu es certainement en train de délirer. N'as-tu pas pensé à notre pacte ? Dis-moi ! Mon sang bouillonne ! Tout ce temps, est-il passé en vain ?
— Pas vraiment. Durant tout ce temps, je rêvais.
— Quoi ? Tu rêvais ? ! Ha... Ha... Ha... Ha... (...............) ... Il rêvait ! Il ne te manquait plus que ça, espèce d'idiot. N'y avait-il pas mieux à faire ? Et notre projet ?
— Le temps que j'avais ne me permettait pas autre chose que de rêver. Il fallait que je rêve. Je rêve, donc je réfléchis, je pense. Je ne pouvais faire autrement.
— Tu es en train de réveiller mon Satan, d'attiser ma colère, et tu risques de le regretter.
— Ah, mon semblable ! Tu ne me comprends pas.
— Et toi, mon opposé, opposant, tu tords mes nerfs.
— Ne t'est-il pas arrivé la même chose qu’à moi ? N'as-tu rien senti d'étrange qui se déroulait non loin de nous, très près de nous ?
— Quelque chose d'étrange ! Quand ?
— A ce moment-là. Au même moment.
— Quel moment ?
— Cela s'est passé à la même heure, au même endroit où nous avions décidé de prendre de ton temps et du mien un laps pour réfléchir.
— Réfléchir ? A quoi ? A quel sujet ?
— Le nôtre, évidemment !
— Le même, le même ?
— Naturellement.
— Qu'est-il arrivé ? Raconte !
— Il s'est passé des choses inhabituelles pour nous. C'est pourquoi je me suis mis à rêver, donc à penser, puis à tendre subrepticement l'oreille.
— Comme pour écouter aux portes ? Mal élevé !
— Oui, mais il n'y avait pas de porte. N'as-tu rien entendu, toi ?
— Non, je dormais. Que s'est-il passé ?
— Il s'est passé... il... il est arrivé que l'Autre s'est réveillé. N'as-tu pas eu de ses nouvelles ?
— L'Autre ! Qui ? Des nouvelles de qui ?
— Ne me dis pas encore qu'il s'est effacé dans ta mémoire et que tu l'as oublié à jamais.
— De qui parles-tu ?
— De L'Autre qui... qui est toi et moi. De celui qui est nous. De celui que nous sommes, en somme.
— Ha !... Ha !... Ha !... Ah, ce maudit-là qui...
— Lui-même.
— Il s'est réveillé ! Dormait-il vraiment ? Lui arrive-t-il de sommeiller ?
— Rien n'a donc attiré ton attention ? N'as-tu rien senti ?
— Non, rien. Je dormais profondément. Raconte-moi, vite !
— Sache qu'au moment où il s'est réveillé, j'ai cessé inopinément de rêver, de penser et de réfléchir. J'ai tendu l'oreille et me suis laissé faire. Ses hallucinations et ses délires m'ont empêché de songer à ton sort et au mien...
— Ton sort est connu depuis longtemps. C'est un problème résolu et désormais sans intérêt. Quant au mien, cela ne te regarde pas. Allez ! Raconte ! Pourquoi délirait-il ?
— Ai-je dit qu'il délirait ?
— Parle donc ! Tu fais tendre mes nerfs !
— Des maudits ! Voilà ce que nous sommes ! Des voix capricieuses et entêtées, ainsi a-t-il décidé. A coup sûr, il est au courant de tout ce qui se passe entre nous. Il sait par cœur ce qui est latent et patent en nous.
— Quel insolent !... Je m'occuperai de lui plus tard. Allons, finis ton histoire !
— Il y a pire encore: nous sommes un fardeau qui l'emplit et empoisonne sa vie... Il sait tout, tout, je te dis !
— Qu'importe ! L'essentiel, c'est de nous entendre, toi et moi. Quant à lui...
— Mais il se peut qu'il ne soit pas d'accord !
— De quoi se mêlerait-il ? Qu'il soit consentant ou non, c'est égal. Nous sommes la force qui l'anime et le fait agir. C'est nous qui décidons. Malgré lui, il s'exécutera, tu le sais.
— Je crains seulement sa mauvaise réaction. C'est un lâche, un paranoïaque fini, un fou à lier ou presque.
— Ne te fais pas de souci. Entendons-nous d'abord, et gare à lui s'il résiste et s'entête !
(...........)
— Malheur à ces distances qui se creusent entre nous et lui ! Vois-tu, mon semblable, alors que je prêtais l'oreille, un sentiment d'éloignement et d'exil m'investissait. Il me transportait loin, très loin, à un degré tel que les écarts ne cessaient de s'étirer. Je les vois s'étendre encore entre lui et nous. Ils s'allongent encore et encore au-delà des tropiques les plus extrêmes. Ah, mon frère ! si, comme moi, tu avais parcouru la voie de l'Illumination, les labyrinthes du discernement ! Délirait-il vraiment ? Ce qui advint, est-il vraiment advenu ? Ah, si tu avais entendu ses propos nous concernant ! Où puisait-il cette voix qui avait encore un souffle de vie ? Cette voix qui nouait le lien entre lui et cette créature qu'il voyait et qu'il ne voyait pas. Comment, pourquoi s'était-il défait de nous pour s'engager dans la voie opposée, seul, esseulé, dialoguant, interpellant des spectres et des créatures pour nous encore étranges ? Nous les plus proches de lui que lui de lui-même ! Comment ? Pourquoi, ô mon semblable ? Comment dit-il ce qu'il sait et ce que nous ignorons ? Pourquoi ignorons-nous ce qu'il sait ? Ah, si tu avais laissé tes oreilles percer ses dires et ses délires ! Il parla de nous, de lui, de la météorite perçante, de l'étoile filante... de la comète et d'Agar. Qui est l'Autre-corps et qu'est la force et le fait ? Qui est cette voix atterrante ? Que sont les détails du souvenir ? Que sont l'essence et l'apparence ? Qu'est-ce que la cruauté des interdits ? Que suis-je et qu'es-tu ? Qu'est ce corps vacillant, oscillant ? Qu'est-ce que l'Aimance... la souffrance.... Qu'est-ce... ?
— Allons ! Calme-toi ! Repose-toi, mon petit moi !
— Que veut dire me calmer, me reposer ? Pourquoi faire ? Où est le sens ? Qu'est-ce que le sens ?
— Viens près de moi ! Viens dans mon giron, car tu es souffrant et fourbu.
— Oui, certes, je suis souffrant. Mais je veux savoir. J'exige le savoir. Je veux connaître, car la méconnaissance enfante l'ignorance.
— Voilà ! Étends-toi dans mes bras. Oui, comme ça. Repose-toi, calme-toi, mon enfant.
— Me calmer ! Me reposer ! Quel est le sens ? Je veux savoir.
— Savoir ? !
— Percevoir. Je veux savoir toutes les choses dont regorge mon intérieur. Mais où est la force, où est le courage ? Y a-t-il un remède à cette impuissance ? Je voudrais tout savoir, moi qui suis dans l'ignorance de tout. Moi qui sais seulement que je ne sais rien. Rien du tout.
— Savoir ou ne pas savoir, c'est égal, mon frère. Bonheur à toi, mon semblable ! Car tu viens d'atteindre la strate la plus élevée de la connaissance. Celle-là même de la non-connaissance. Heureux sois-tu ! tu viens de tout saisir.
— Ah, ce nœud dans ma tête ! Combien il déplume mes ailes et entrave mon élan ! Combien me brûlent ces interrogations glaciales !
— Bienheureux, que tu sois ! car, après avoir entamé le salut partiel, tu es au bord de la délivrance éternelle. Tiens bon ! Tu arriveras. Infailliblement, tu arriveras.
— Je tiens bon ! Pourquoi ? J'arriverai ! Pourquoi ? Pourquoi ?
— Détends-toi ! Pense à ton salut éternel ! Vois comment tu languis et trembles, tel qui est pris de terreur ou d'un chagrin mortel. Regarde comment ton teint change du bleuâtre au noirâtre, du rougeâtre au grisâtre... Toutes les couleurs se succèdent sur ton visage, l'une après l'autre. Je te vois si faible, si friable, en voie d'extinction ! Bientôt, dirait-on, tu n'auras plus de teint qui te soit propre. Tu seras fané, invisible, inexistant. Aie donc pitié de toi, mon compagnon !
— Tu as tort, ami aimé. Je ne suis pas celui que tu vois. Je suis celui que tu ignores. Où sont-ils donc passés, tes yeux de l'intérieur ?
— Tu es en proie à la fièvre, et je te pardonne. Aie pitié de toi ! Pense à...
— ... à m'en débarrasser. C'est inévitable.
— Te débarrasser de quoi ? De qui ?
— De toi et de moi, de "Lui" et de "Eux", de tout ce qui m'entoure. Je suis las de tout.
— Supprime-Le donc !
— Pourquoi reviens-tu m'ennuyer encore avec cette histoire qui t’obsède ?
— Puisque tu es au bord de ta fin !
— (Tonnerre) Je Le tuerai. Je le jure.
— De qui parles-tu ?
— Je le tuerai.
— C'est avec "Lui" que tu dois en finir. Souviens-toi !
— Oui, "Lui". Je lui ôterai la vie puisque je suis au bord de la vie. Au bord de la fin.
— Excellente décision ! Maintenant, taisons-nous. Investissons l'Autre. Unissons-nous en lui afin qu'il agisse. Il faut qu'il agisse !
— Qui est cet Autre ? De qui parles-tu ?
— De celui que nous sommes, toi et moi. Cet Autre que Toi plus Moi égale Lui.
— Ah, combien tu m'agaces ! Que le ciel te pardonne ! Allons ! Presse-toi ! Hâtons-nous !]

II Bis

(Ils s'unissent promptement en moi, adoptent leur pacte et l'entérinent. Il devient un fait. Dès lors, mon devoir est d'exécuter toutes les instructions inhérentes à l'opération. Je ne dois omettre aucun détail, si secondaire soit-il.
Voici qu'une force insolite m'anime et me contraint à agir. Quant aux personnages, aux voix qui m'habitent, ils ont cessé leur tumulte de jadis.
S'agitaient-ils vraiment dans mon espace intérieur, ou alors le turbulent n'était-il autre que moi ? Eux, étaient-ils eux-mêmes ? Celui qui déposa ses bagages entre des voix qui le partageaient, était-il moi ? Étais-je moi ? Les étais-je ? Ou alors est-ce elles qui m'étaient ?...
Aaaaaaah, pauvre de toi, petit moi !
Que t'importe-t-il de t'interroger maintenant, ô mon enfant, ô l'Arabe brun aux nuits si longues et blanches ? !)


Rideau
_____________________________
PS:
Ce texte a été publié dans "أصوات في الجسد" « Asswat fi al Jasad, Des Voix dans le Corps », recueil de nouvelles en arabe, 1ère Ed. 1998, Dar al Qaraouines, Casablanca.
Traduit de l'Arabe par l’auteur, texte original à paraître dans cette même tribune, rubrique « قصص/نصوص».

8 mai 2009

Les remparts d'Aïcha Qandicha* Ou: Visions diurnes


[Car je suis illisible et indéchiffrable, n'essayez pas de me percevoir.
Lisez, lisez, ô vous qui m'épelez !]

Voix inconnue

*[Dans un Maroc si lointain, lors d'une enfance qui s'ancre dans le passé vieillissant, une enfance qui s'éloigne dans le temps, Aïcha Qandicha, nous racontait-on, était, en apparence, une "femme" d'une beauté insolite. On disait que cette beauté factice n'était en réalité qu'un masque qui s'évertuait à dissimuler une extrême laideur. Aussi, cette vraie–fausse–femme appartenait–elle au monde des Djinns qu'elle ne quittait que la nuit, car –comme tous les Djnouns–, la lumière, ne fût-ce qu'une étincelle, lui était insupportable. Elle gagnait fréquemment l'univers nocturne des humains afin de séduire les hommes, les enlever et les épouser... Elle ne cachait pas non plus sa prédilection pour les petits garçons que nous étions, surtout les acariâtres et les désobéissants parmi nous. Seuls ceux qui connaissaient les signes caractéristiques d'Aïcha Qandicha, pouvaient –en craquant une allumette, en plantant un couteau dans la terre ou en récitant un verset coranique– déjouer ses intentions « maléfiques » et lui échapper. Le plus célèbre de ces signes était qu'à la place des pieds, elle avait une paire de pattes de chamelle.
Hanté par l'image de cette "créature" durant des années de mon enfance, la nuit m'horrifiait, le coucher du soleil m'attristait autant que sa beauté m'enchantait. Plus tard, immense fut ma déception quand je pus réaliser que Madame Qandicha n'était qu'une légende, qu’une invention de l'imaginaire populaire et que jamais je ne pourrais la retrouver...
Imaginons un vieux et fidèle ascète à qui, un beau matin, on vient annoncer –preuve à l'appui !– que le Dieu qu'il vénère n'est qu'une facétie, qu'il n'existe pas et qu'il n'est autre qu'une invention humaine.

Ce texte est une tentative de rencontre avec cette "femme". Il se veut, aussi, un geste de reconnaissance. Il essaie, à sa manière, de lui rendre hommage et, là où elle est, il lui fait un clin d’œil coquin promettant d'autres entrevues et d'autres rencontres plus équitables]



Prologue:

Lieu : Bas-fonds.
Le chœur (grelottant, voix endeuillées et ondoyantes) chante :

Ah, le gel est gel ! Gel. Gel...
Ah, le froid est froid ! Froid. Froid...
La nuit est nuit. Nuit. Nuit...
L'obscurité est notre linceul noir. Noir. Noir...
Prométhée ! Ô fils du soleil !
Nous t'avons fait allégeance.
Pars au soleil ! Apporte-nous le feu et la chaleur !

(Sanglots lugubres. Une danse incarne le moment où l'âme s'extirpe du corps)


I


Qandicha commence à poindre dans ton univers intérieur. Elle sourd lentement en toi, avec tous ses détails qui se précisent, s'étendent et t'emplissent. Elle jonche tes tréfonds, tes îles désertes, proches et lointaines.
Au crépuscule, Aïcha aux pattes de chamelle entame sa marche au rythme strident, imitant des gongs et des tambours. Tu vibres. Tu sens tonner ses pas qui creusent ton espace intérieur. Des montagnes tremblent dans l'abîme que tu es.
A présent, elle s'affale dans le vide qui te remplit. Sa main droite brandit à ta face un feuillet noir de papyrus enroulé. Tes yeux intérieurs reconnaissent un sabre en carton qui s'érige de la main gauche, égrènent dans le feuillet quelques alphabets dont l'ordre ou le désordre signifie ton nom. Tu livres tes jambes au vent, à l'errance, écrasant l'asphalte des rues de ta ville déjà en état d'alerte.
Il fait jour. Pour toi, c'est la nuit.
Ton temps intérieur est une nuit, alors que dans une béatitude infinie, sommeille ton troupeau.
La tête de Qandicha ressemble à celle de toutes les Méduses sur terre. Celui qui tente de l'approcher, de la contempler, celui qu'elle fixe des yeux, ne se transforme pas en statue de pierre, mais c'est bien le rouleau de papyrus noir qui perd ses couleurs, s'éparpille en mille miettes et se mue en tempête de gel qui paralyse les silhouettes grêles et languissantes. Celles-ci cessent alors de psalmodier leurs cantiques dans tes bas-fonds, y laissant poindre d'autres voix qui geignent, au loin, en chœur haletant. Lors de ton échéance, elles t'apportent, en présent, l'image d'une fillette à l'âge du rêve promis. Le rêve qui viendra, sans doute.
Sans doute.


II


Nous comptons nos pas, élargissant les distances, éternisant les trajets qui s'enchevêtrent. J'étreins ton corps oint de henné et de lavande, Ô mon amour nocturne !
Tu m'enlaces aussi. Tout en creusant les écarts entre les points de départ et les destinations, nous lisons nos détails qui s'étendent, crucifiés sur l'asphalte des ruelles désertes.
Je te vois de mes yeux de naguère où, tel un papillon, tu sautillais sur mon corps, tu te faufilais entre mes côtes et mon échine.
Dans mes rêves galopants, je vois ce rouge qui peuple tes lèvres, cette larme dans tes yeux où je fais naufrage, et je persiste à attendre ta naissance, ô ma folle, folle espérance !
Je me souviens, à présent.
Tu fleurissais sur la géographie de ma chair, tel un bourgeon de lilas qui exhalait un tas de rêves, d'espérances et de prophéties.
Tu éclos et grandis dans mes yeux maintenant. Comme une fiancée vouée aux nuits nuptiales. Tel un paradis rare, dont jamais un poète n'a rêvé.
Tu es inédite, ô ma petite !
Aujourd'hui que je ne suis plus là, que la calomnie ne t'a pas encore foudroyée, raconte-moi ta noce, dis-moi pour qui on t'a destinée ? Car après toi, j'ai oublié tous les détails. Tous les détails m'ont oublié.
Voici qu'en guise de réponse, tu t'enfonces dans ton silence éternel, les remparts de Méduse te spoliant, alors qu'essoufflé, je marche sur tes traces, rempli des voix de vieillards et de vieillardes courbant l'échine, psalmodiant les plus douloureux des cantiques.

Non, je ne t'en veux pas.
Je te veux... veux... veux...


III


Éteint.
Exténué, ô toi qui t'imaginais la source intarissable même de l'incandescence, le pouvoir inoxydable d'aller droit devant, face aux jours qui viennent et s'entassent.
Les jours pillent ton sourire et tu tombes par bribes, les quatre coins de la terre te partageant.
Te partagent aussi tes propres fissures, intestines, fraîches et séculaires.
A quelle diablesse est-elle donc cette force magnétique qui t'extirpe de tes décombres visibles et invisibles ?
Qu'est-ce que ce rouleau de papyrus noir qui se pavane entre tes fragments, soufflant ses flammes ondoyantes ?
Quoi donc ?
Suis-je en train de rêver, ou n'est-ce que l'illusion, que le délire de la fièvre qui pratique ses rites de toujours ?
Ah, combien débordent d'effroi ces moments où on risque de ne plus être, de ne plus exister ! Ces moments où on se meut, en un rythme éternel, entre la vie d'ici-bas et celle d'ailleurs où ta rencontre est fort probable.
Quel étrange embarras du choix !
Ai-je un choix, un seul, quand l'enclume écrase ma pomme d'Adam que tu aimais tant à croquer ?

— "Trépasse, ô visage broussailleux et rouillé d'Adam ! Meurs comme tu (sur)vivais ! Et venez, venez ô ombres étendues, ô ombres de la paix éternelle ! Va, ô visage recroquevillé dans tes peines et tes rides !".

(Quand le rêve s'annonce, en forme de cauchemar, en toi, la vie d'ici-bas n'est plus. Alors, bredouille, le songe-cauchemar rebrousse chemin. Tu t'engages dans un périple sans confins. Tu erres longtemps avant de planter tes tentes sur une colline de sable, à l'orée d'une décharge d'ordures qui pleure et danse au bord d'un hameau. Celui-ci, non loin de l'océan, est en proie à la léthargie, à la consommation abusive du kif et du maâjoun, la pâte magique de feuilles de chanvres et autres. Il s'y érige une demeure où règne un être en forme de femme. Profondément endormie, elle rêve d'un Shahriar moderne et puissant qui lui apporterait le bonheur introuvable. Sur sa table de chevet, s'étend un rouleau de papyrus noir, gravé de décrets, d'instructions, de commandements et de lois...)

Tu mets pied à terre et déposes tes bagages.

— "Retourne où sont allés tous les rêves, ô songe-cauchemar ! Et toi, ô corps trempé dans tes peines, reviens et continuons nos promenades dans ces venelles. Tendons l'oreille, peut-être saisirions nous des nouvelles qui nous orienteraient. Peut-être nous accorderait-on l'hospitalité au nom d'Allah... Allah... Ah !... Ah !... Ah !..."




IV


Et quand je frappai à la porte, personne ne prit la peine d'ouvrir. Mais ce n'étaient que quelques instants et j'entendis une voix de femme, connue et inconnue, qui m'invitait à franchir le seuil, comme si, depuis des lustres, elle attendait ma venue.
— "Bienvenue, étranger ! Entre et prends-moi ! Délivre-moi, que Dieu t'apporte le Salut !", implora-t-elle.
— "Au ciel ne plaise, femme ! La pudeur et l'abnégation m'interdisent de me comporter ainsi. Je ne suis qu'une pauvre créature de Dieu, nécessiteuse et sans ailes ni zèle", répliquai-je, confus.
Je demeurai là, ne sachant où m'orienter, ni à quel saint ou sainte me vouer. Et la voix, plus libidineuse, plus conviviale et plus insistante, renouvela son invitation. Alors, malgré moi, comme ensorcelé, comme poussé par une force céleste, je demandai l'aman.
— "Viens à moi, la paix et le salut sont avec toi !".
Je m'exécutai, mais avec une peur horrible dans le corps et dans l'âme.

Tu planais dans ton sommeil, toi qui ne dors jamais. En période de rut, tu livrais ton corps, source de toutes les tentations, aux délices des rêves et aux braises qu'étaient mes yeux. Ils auscultèrent amplement ton ventre que j'avais défriché, mais guère ensemencé. Pourquoi donc était-il gravide de l'embryon que je fus ?
Le sabre, les feuillets noirs qui enserraient et étouffaient les alphabets, étaient orgueilleusement plantés à ton chevet. A visage découvert, ils me lançaient mille défis et m'incitaient à dénouer leurs énigmes, ce que je ne fis point, par peur et par pudeur. Alors, les énigmes se dénudèrent de leur propre gré, m'assiégèrent en proclamant : "Pars, ô ivrogne, vagabond ! Va dans les venelles de la cité et contemple tes Maîtres ! Tu sauras comment ils font et forgent les jours au summum de leur apothéose".
J'errai dans toutes les rues et je découvris comment mes seigneurs fabriquaient le temps, comment ils faisaient avec les jours et comment les jours faisaient avec eux.
Je revins vers toi, femme ! Mais ton feuillet m'affrontait, braqué sur ma face. Ses alphabets de braises avides de meurtre et d'extermination me lapidaient. Je tentai de les apprivoiser grâce à l'éloquence du verbe que je croyais avoir acquise à force de l'âge. Hélas, de cette science, le ciel ne m'avait rien donné. Mes paroles demeurèrent dévoisées, étouffées dans leur carcan, ma gorge. Taciturne, je hurlais mon silence face à tes braises qui me transperçaient tels des météores ravageuses.
Toute cette beauté jaillissante dans les yeux de l'aimée, tu m'avais volé le loisir de la chanter. Tu me barras la voie, tu dérobas mon visage et mille, mille images...
Je ne pus dire adieu à l'aimée !
Devrais-je donc retourner là où j'ai commencé, afin de tout recommencer ? Ou alors, ai-je à redevenir un bleu de la nuit, un bleu d'une onde qui enlace sa semblable dans une Méditerranée houleuse qui pleure une Mer Morte d'avoir trop vécu ?
Non, je ne te fuis pas, femme ! Mon désir n'est autre que de guérir de ton mal. Il n'est autre que le salut.
Alors, salut !


V


Et le troubadour ivrogne, errant, s'en alla, fuyant le poème qui sonnait dans sa tête et frappait à ses portes. Portant sa propre dépouille, des rues le livrant à d'autres, il partit sur les traces de sa bien-aimée disparue à la fleur de l'âge, entre l'océan et le petit village.
La nuit regorgeait de silence, d'étoiles qui, de très haut, dévisageaient les choses d'en bas. Maintes fois, il s'arrêta dans beaucoup d'endroits. La décharge d'ordures, à travers son odeur, lui jetait d'obséquieux sourires. Cette odeur était bien familière aux gens de la cité. "Si un jour, déclara un membre du gouvernement, les pelles et les bulldozers de la municipalité songeaient à exterminer cette décharge, tous les citoyens en périraient. Dans le meilleur cas, ils attraperaient une de ces maladies inguérissables, car l'odeur qu'ils hument tous les jours, leur est devenue nécessaire et vitale. Devenue partie intégrante de notre patrimoine, elle s'avère inéluctable pour maintenir l'équilibre physique et mental des citoyens". Il dit cela, éternua trois fois de suite et psalmodia une brève prière au nom d'Allah.
Les doigts frêles du poète vagabond picoraient et dénichaient des choses dans la décharge qui lui souriait toujours. Il continua longtemps ainsi, ravivé par la senteur qui le couvrait et se propageait aux alentours. De temps à autre, il déterrait un objet quelconque et l'introduisait dans sa musette avant de reprendre minutieusement sa fouille. Son bonheur n'avait pas de limite. Sa jubilation était sans égale. La musette pleine et rassasiée, il la porta sur son épaule et continua sa marche nocturne jusqu'à ce que, au pied d'une tour orgueilleusement élancée, une voix l'interrogeât.
— Que me veux-tu, étranger ? Quelles nouvelles portes-tu ?
Intrigué, il s'immobilisa, tournant la tête dans tous les sens afin de découvrir son interlocuteur.
— Mais je n'ai frappé à aucune porte !, balbutia-t-il dans un mélange de peur et d'étonnement.
— Que veux-tu encore ? Quelles nouvelles portes-tu ?, insista la voix en haussant le ton.
— Je ne porte que ma musette. Elle est pleine de débris de mon corps et de mon ossature. Je la porte en fardeau et elle me porte.
— Et quoi d'autre encore, étranger errant ?
— Rien que des feuillets où j'ai aligné un tas de mots, alignés en phrases qui cherchent leur paix. Des vers que je lis devant mon troupeau paisible quand je bois et m'enivre.
— Alors que Dieu te porte secours et te donne courage ! Va t'en maintenant, mon enfant !
— Mais voyons, femme ! Qui es-tu ?
— Je ne suis pas une femme ! Je suis une voix. Rien qu'une voix. Va-t'en, mon enfant ! Ton heure n'est pas encore venue.
— Il faut que je la voie ! Je dois la rencontrer ! Où est-elle ? Où...
La voix ne répondait plus. La porte se refermait davantage, ne laissant éclore le moindre sourire, ni la moindre brèche.


VI


Tu continues ton périple à travers les venelles ruisselantes d'eaux sales, en mouvement continu. Il t'arrive parfois de te demander ce que tu recherches précisément, toi qui as vécu un temps éternel derrière les remparts. Maintenant, tu as toute latitude de hurler : "Revoici ma liberté !" Mais, n'oublie pas que la rue où tu t'engages est étroite. Elle te serre et entrave tes pas. Quant aux clapotis des eaux qui rampent telle une vipère mythique, ils tonnent dans tes oreilles et font vibrer les plus profondes de tes strates intestines.
Tu t'arrêtes pour contempler le monde qui t'entoure. Tu fixes tes regards en bas : les rus sillonnent les rues et continuent leur chemin tortueux vers l'inconnu. Tu vois défiler toute sorte de détritus, d'excréments d’êtres humains et d’animaux, de merde noire, jaune et rouge à cause du vin trafiqué. Ces odeurs se mélangent avec celle de l'urine et emplissent tes narines et tes poumons. Tu humes une bonne dose pour la route et, portant ta musette, tu reprends ta marche, demandant l'hospitalité pour la nuit qui tend ses tentacules.
Comateux ou presque, ton troupeau plonge dans un sommeil paisible. Tu es seul. Et seule une voix te parvient dans le noir. Elle t'invite à entrer, à pénétrer... Elle t'offre le gîte et le couvert.
— Non, femme ! Ton heure n'est pas encore arrivée.
— Je ne suis pas une femme ! Je suis une voix. Rien qu'une voix.
Elle insiste face à ta réticence : "Tarde donc un instant et prête-moi l'oreille !"
Tu prêtes l'oreille au vent. Tu cours et fuis.
Tu sens remuer quelque chose sous ton bras et tu penses alors à ta bouteille, au sang de Jésus, ce breuvage magique, interdit sur cette terre d'Allah. Tu bois sans répit, tu gribouilles des mots qui se constituent en phrases insensées et tu les laisses se volatiliser dans les eaux fuyantes.


Épilogue :


Tu presses le pas car, au loin, une lueur apparaît.
C'est la nuit. Ton temps intérieur est plus noir que la nuit. Mais dans le minuscule jet de lumière, poussent des bourgeons d'oranger. Le visage d'une fillette à qui tu avais donné les noms les plus beaux, y grandit et vient à ton accueil.
Lentement, lentement elle s'approche.
Le chœur languissant se serre et entame son exode hors de toi.
Tu restes seul à attendre celle qui s'approche.
Seul. Un et divers
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PS:
Ce texte a été publié dans "أصوات في الجسد" « Asswat fi al Jasad, Des Voix dans le Corps », recueil de nouvelles en arabe, 1ère Ed. 1998, Dar al Qaraouines, Casablanca.
Traduit de l'Arabe par l’auteur, texte original à paraître dans cette même tribune, rubrique « قصص/نصوص».