3 mai 2010

Oraison funèbre sur le mode binaire

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Il était lâche comme un homme, prêt à mourir pour une virgule. Esclave mi-consentant de la Raison, n’ignorant cependant aucune des incohérences de ce qui vit, aucune des contradictions de ce qui respire, aucun des revirements de ce qui dure, aucune des métamorphoses de ce qui bouge. Sincère jusqu’à l’infirmité, apologiste inspiré des beaux mensonges. Féroce de trop de blessures reçues, et tendre à la dérobée, d’une tendresse presque constamment inaperçue. Capable, indifféremment, de faire sur le ton de l’excès l’éloge de la modération, sur le ton de la modération l’éloge de l’excès. Ayant reçu grande part d’amour et grande part d’incompréhension. Mélancolique ébloui, tantôt ardent à se consumer, tantôt jeté aux lisières de l’aboulie. Désenchanté chronique toujours dans l’attente fiévreuse du lendemain. Entêté comme un escargot, et devant l’obstacle de nature à se dégonfler comme un cheval velléitaire. Hissant à la face du monde l’étendard de l’indépendance et à ceux qu’il aimait d’inoxydable amour enchaîné, pieds et poings. Résistant de la première heure, rebelle, réfractaire, puis un beau matin adhérant par colossal effort et en retirant colossale satisfaction. Sachant dire non mieux que personne, et tout à trac émerveillé d’avoir dit oui. Enclin à chanter sur tous les tons les vertus de l’ataraxie romaine, mais, imprécateur résigné, condamné à l’indignation perpétuelle. Rivé à la glèbe, pataugeant dans la boue, mais secret adorateur de nuages, ne voulant croire à aucun salut en dehors de l’imaginaire. Imposteur comme un intellectuel, irrécupérable d’intégrité. Observateur souvent distrait des choses humaines, trop clairvoyant pour ne pas sentir à chaque instant le couteau vrillé dans la plaie.

Vous qui l’avez connu, à votre façon vous l’avez aimé. Il l’a su – un peu.

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1 mai 2010

Le spectre d’Aurélie

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Affalé dans « mon » nouveau fauteuil, fraîchement acquis par la « Maison des Citoyens », je tournais négligemment les pages d’un vieux magazine féminin. De temps en temps j’orientais les nouveaux arrivants et les habitués vers les salles où ils entendaient pratiquer leurs activités ou participer aux différents ateliers qui leur étaient destinés.
Ma mission au sein de la « Maison des Citoyens » consistait, à partir de seize heures trente jusqu’à minuit, et au-delà selon les saisons, à accueillir les gens, les orienter, répondre au téléphone et, d’une manière générale, veiller sur l’ordre général à l’intérieur.
Cette structure municipale se situait dans un quartier de la banlieue de la ville, un quartier construit pendant les années soixante du siècle écoulé. Il abritait une population d’origines et de races différentes, une classe sociale modeste, pauvre dans la plupart des cas. C’est la raison pour laquelle la majorité de mes « clients » était composée de personnes âgées, de chômeurs ou d’autres cas encore, comme les catégories socialement assistées, les familles dites populaires, sans oublier un nombre considérable d’handicapés physiques ou mentaux.
Ce soir-là je sentis subitement un agréable parfum m’envahir et se propager en douceur dans l’atmosphère. Je levai alors les yeux afin d’en découvrir l’origine : de l’autre côté du bureau d’information mes regards s’attardèrent longuement sur le visage d’un ange dans le corps d’une femme, la trentaine environ, que la fragrance suave devançait et qui s’adressait à moi demandant quelques informations. Je trouvai sa voix savoureuse, semblable à un songe rare et exquis. J’étais en face de la douceur et la beauté personnifiées alors qu’elle me demandait où se trouvait la salle 40 où se déroulait, au bénéfice de quelques collégiens, l’activité du soutien scolaire, assurée par des enseignants et des étudiants bénévoles.