12 janv. 2014

Moi, le revenant/ Roman, Ch/ 2

L'ère de jadis
 


De mon coin isolé dans ce sanctuaire tantôt interdit, tantôt toléré, au gré des lois en vigueur, je vois la Rue d’Ibn Toumart qui, à quelques centaines de mètres, s’échoue sur la Place Oued al Makhazen, à proximité du Boulevard de Paris. Je voyage à travers cette rue et fais escale à la « Clinique Mutualiste » du Docteur Cohen, qui doit être actuellement parmi les morts ou à la retraite, vu l’âge qu’il avait à cette époque-là.
Des images émises par cet établissement hospitalier affluent autour de moi, s’éparpillent sur ma table et m’assiègent. Des images de jadis, d’il y a longtemps. Un temps long. Lent.
Nous étions nombreux dans la petite salle d’attente où se mêlaient l’odeur de l’hôpital, du tabac et de la transpiration. J’étais au milieu de ces hommes anxieux et tendus qui attendaient l’accouchement de leurs épouses ou de leurs compagnes. En provenance d’une aile voisine, j’entendais les braillements et les pleurs des petits garçons pris de panique, emmenés pour la circoncision.
Quelques individus fumaient dans la salle, d’autres bravaient le temps par des discussions qui n’avaient ni queue ni tête. On rêvait, on espérait, on attendait l’apparition de Madame Zarith, la vieille infirmière juive auprès de laquelle on m’avait recommandé. Quand, de temps en temps, elle entrait en scène, elle appelait les gens par leur nom. La personne concernée se ramassait sur le champ, confuse, perturbée, air interrogateur. Le sourire de l’infirmière ne tardait pas à rassurer l’homme inquiet, fraîchement devenu père.
- Mabrouk, lançait-elle souvent. Félicitations, c’est un beau petit garçon. Venez avec moi.
Avant de la suivre, jubilant, tremblant d’émotion, l’heureux papa, comme s’il se félicitait lui-même, serrait ardemment la main à tout le monde, la mienne comprise.
Je voyais ces pères, ceux qui avaient conçu des petits mâles en particulier, suivre l’infirmière, chacun à son tour, s’arrêter au fond du couloir, tirer de leurs poches un billet de banque et le tendaient « discrètement » à la porteuse des bonnes nouvelles. Celle-ci, suite à ce geste de générosité, tout en tendant la main, manifestait un mélange de réticence et de reconnaissance. Le bonhomme insistait, la main tendu saisissait enfin le billet et le fourrait dans une poche de la blouse blanche sans en voir la couleur.
Mon enfant et sa mère Chama, dans une des salles des opérations, dominaient mon esprit. Amer, au bord des larmes, je pensais à ce qui adviendrait, le cœur serré, nerfs en pelote.
Je pensais surtout à l’enfant que j’avais vue dans un rêve quelques semaines auparavant. C’était une adorable petite fille, âgée déjà de quelques mois. Elle marchait en piétinant, s’accrochait à mes talons et poussait des éclats de rire. Elle s’agitait capricieusement dans mes bras et me parlait dans un langage que seuls elle et moi nous comprenions. Je la vis belle, malgré la pénombre qui nous entourait. Elle avait le teint blanc et doux de sa mère, berbère originaire du Moyen Atlas, presque tous ses traits, sa couleur des yeux et des cheveux, son sourire et son entêtement. De moi, elle n’avait rien hérité, sinon de quelques aspects difficilement décelables. Elle était si conforme à l’image que je lui avais forgée dans ma tête, si fidèle au portrait que j’avais devinée bien avant sa conception même.
Après notre première rencontre onirique elle ne quittait guère mes songes où une complicité insolite s’établit entre nous, nous lia à l’insu de Chama, présente ou absente. Je devins plus attaché à celle-ci qui, étrangement, se faisait de plus en plus rare. Peut-être était-ce à cause des entraves et des ennuis que ses parents nous avaient imposés. Sa mère n’arrivait toujours pas à me souffrir et n’avait point de cesse qu’elle n’annulât notre projet de mariage, celui de sa fille et moi.
Quand Chama était là, à mes côtés, je contemplais son beau ventre qui connaissait ses premières rondeurs, invisibles au monde extérieur. Je me plaisais à le cajoler tendrement, amoureusement, incessamment. Gravide d’une partie de moi, d’une partie de ma vie, je faisais durer ce contact suave comme si, de cette manière, je tentais de rejoindre, dans son univers fluide et sombre, ma fille, ma petite princesse à qui je donnai les noms les plus beaux.

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