22 déc. 2009

Vient de paraître: TEXTES de Bernard H. RONGIER

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Quelques extraits:





Horresco referens, je soupçonne une hécatombe. Cet édredon de bienveillante sollicitude que vous avez glissé entre nous, cet eider protecteur, cette cuirasse de plumes, ce bardage duveteux, dites, combien de palmipèdes vous a-t-il fallu exterminer pour m’endouilletter de la sorte ? Et à quel irrémissible péché ces aimables bestioles doivent-elles une aussi odieuse immolation ? Voudriez-vous que je m’endorme paisiblement quand c’est à un génocide que je dois ma tranquillité ? Au reste, m’avez-vous jamais entendu réclamer la tranquillité ? Que de précautions. Que de ménagements. Vous m’aimez, c’est une chose entendue. Et depuis quand épargne-t-on ceux qu’on aime ? Epargnez plutôt les canards : arrêtez le massacre pendant qu’il est temps. Quant à moi, mon épiderme n’est pas aussi délicat que vous le pensez : il résistera à quelques effleurements. Le cœur aussi, croyez-moi, je le sens qui incline vers une agitation bien tempérée. Peut-être même, si on venait à le pousser dans ses retranchements, ne serait-il pas hostile à une manière de chambardement. Allons, faites un effort, et accordez-moi cette faveur : dérangez-moi.

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Oraison funèbre sur le mode binaire

Il était lâche comme un homme, prêt à mourir pour une virgule. Esclave mi-consentant de la Raison, n’ignorant cependant aucune des incohérences de ce qui vit, aucune des contradictions de ce qui respire, aucun des revirements de ce qui dure, aucune des métamorphoses de ce qui bouge. Sincère jusqu’à l’infirmité, apologiste inspiré des beaux mensonges. Féroce de trop de blessures reçues, et tendre à la dérobée, d’une tendresse presque constamment inaperçue. Capable, indifféremment, de faire sur le ton de l’excès l’éloge de la modération, sur le ton de la modération l’éloge de l’excès. Ayant reçu grande part d’amour et grande part d’incompréhension. Mélancolique ébloui, tantôt ardent à se consumer, tantôt jeté aux lisières de l’aboulie. Désenchanté chronique toujours dans l’attente fiévreuse du lendemain. Entêté comme un escargot, et devant l’obstacle de nature à se dégonfler comme un cheval velléitaire. Hissant à la face du monde l’étendard de l’indépendance et à ceux qu’il aimait d’inoxydable amour enchaîné, pieds et poings. Résistant de la première heure, rebelle, réfractaire, puis un beau matin adhérant par colossal effort et en retirant colossale satisfaction. Sachant dire non mieux que personne, et tout à trac émerveillé d’avoir dit oui. Enclin à chanter sur tous les tons les vertus de l’ataraxie romaine, mais, imprécateur résigné, condamné à l’indignation perpétuelle. Rivé à la glèbe, pataugeant dans la boue, mais secret adorateur de nuages, ne voulant croire à aucun salut en dehors de l’imaginaire. Imposteur comme un intellectuel, irrécupérable d’intégrité. Observateur souvent distrait des choses humaines, trop clairvoyant pour ne pas sentir à chaque instant le couteau vrillé dans la plaie.

Vous qui l’avez connu, à votre façon vous l’avez aimé. Il l’a su – un peu.
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Une mort et plusieurs vies

Tu as changé, disait-il immanquablement. Son affabilité naturelle masquait à peine un soupçon de reproche. Changer, c’était une forme de légèreté : nul doute qu’il y entrât de la désinvolture. Dans d’autres cas, plus fâcheux, cela tenait de la falsification, du travestissement. Au pire, c’était manquer à ses fidélités les plus essentielles : trahir, peut-être.

Nos rencontres avaient toujours été espacées, elles se produisaient au rythme de deux par an. Non qu’il y eût le moindre calcul dans ce rapport au calendrier. Il y a des gens qu’on voit deux fois par an, un point c’est tout, une rencontre-bermuda, une rencontre-anorak. Tu as changé, disait-il en souriant, de son air uniformément affable. Moi, qui de loin en loin me suis perdu en route, me suis perdu de vue, moi l’homme aux multiples métamorphoses, je ne savais que répondre. Changé, demandai-je un jour, en bien ou en mal ? Ce n’était ni l’un ni l’autre : cet homme granitique ne prononçait pas de jugements, il s’étonnait sincèrement que l’on pût s’accorder au temps qui passe.

Il y a quelques années, je découvre à mon arrivée une photographie de moi posée sur la table : à l’évidence, je suis attendu. C’est un cliché en noir et blanc, que je ne reconnais pas. On y voit un jeune homme de dix-sept ans environ, j’ai chez moi d’autres photos de cette année-là, je crois, il faudra que je vérifie, mais celle-là je ne la reconnais pas. La pose accentue une maladresse que le jeune homme tente, sans grand succès, de transformer en une plus avantageuse mélancolie. Je note l’absence de sourire, les cheveux un peu trop longs, un peu trop raides. Aucune affectation cependant. Le jeune homme est assis à l’ombre d’un arbre, c’est une journée radieuse de printemps.

L’arbre, c’est le seul arbre avec lequel le jeune homme ait grandi, c’est un pommier, le pommier du jardin familial. Il est en fleurs. Qu’est-ce qu’il a l’air sérieux, dis-je, observant le jeune homme avec une authentique perplexité. Tu parles de toi à la troisième personne, dit-il. Je suis au bord de dire « je est un autre », en forme de plaisanterie, et puis je ne le dis pas, je me rends compte qu’il est absolument stupéfait. Il a l’air mélancolique, dis-je, ignorant sournoisement la remarque grammaticale. Mais c’est toi sur la photo, dit-il, c’est le jour où ton frère est rentré du service militaire. C’était moi, dis-je, cette photo est un instantané, de cet instant je ne peux parler qu’au passé, quand je dis c’est moi c’est d’aujourd’hui que je parle. Tu as changé, dit-il avec un sourire affable, tu as changé mais c’est toujours toi.

Un autre jour il s’étonne de ma mémoire défaillante. Tu es submergé de diplômes et tu ne te souviens de rien. Je fais une remarque sur la mémoire dite événementielle, celle qui n’a rien à voir avec les études, ça ne vient pas du même endroit du cerveau, me semble-t-il avoir entendu dire, à moins que je ne confonde avec autre chose, pour ce qui est des événements il est vrai que je ne me souviens de rien, les dates n’en parlons pas, j’ai toujours confondu les années, encore quelque temps et je vais confondre les décennies. Tu ne te souviens même pas de toi, dit-il. Je ne me souviens pas de celui que j’ai été, dis-je. De ceux que tu as été, corrige-t-il, et sur ce pluriel nous tombons d’accord instantanément. Par bonheur, dis-je, il se trouve toujours quelqu’un alentour qui prend un malin plaisir à me rappeler ma biographie.

Ma biographie, il a commencé à l’écrire il y a un peu moins d’un an. Il venait d’apprendre qu’il était atteint d’un cancer. L’exercice, je le sais, l’a amusé. Mais au-delà du divertissement, je pense qu’il a formé sincèrement le dessein de m’instruire sur ceux que j’avais été et que j’avais oubliés, qu’il avait connus et qu’il n’avait pas oubliés. Sans doute a-t-il espéré me convaincre qu’il existe une pérennité de l’être humain, que jusqu’au bout on est ce qu’on a été, qu’on est la somme de ceux qu’on a été. Pour une raison que je ne parviens guère à démêler, il semble que cette profonde conviction, telle une bouée de sauvetage, lui ait été absolument nécessaire.

Sur un cahier d’écolier, il a écrit mon nom, et au-dessous l’année de ma naissance, suivie d’un tiret, comme si celle de ma mort dût y être ajoutée un jour. Au moment où j’écris ces lignes, j’ai devant moi soixante dix-neuf pages d’une écriture serrée, très régulière, une écriture qu’on pourrait dire à l’ancienne. Très peu de ratures. Il y est question d’un personnage attachant qui m’est presque constamment étranger, et en quelques rares occasions péniblement familier. Un personnage qui ne m’apparaît jamais que dans une très grande fragmentation, dans lequel je cherche en vain une continuité. Si l’on peut parler d’une écriture affable, alors c’est celle de ce cahier : le biographe a poussé l’authenticité jusqu’à écrire comme il parlait.

Il s’est éteint hier soir, trois jours seulement après m’avoir remis cet objet, le cahier. Il n’avait pas changé.

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Zarathoustra est un con

A trente ans j’ai quitté la compagnie des hommes,
j’ai quitté mon lac, les habitants des rives du lac, les ablettes du lac et les cygnes du lac,
sac au dos, d’un pas alerte et décidé je me suis dirigé vers la montagne,
instruit des vertus spirituelles de l’altitude j’ai entrepris de gravir la montagne, ample foulée de jeune homme comme vous l’imaginez,
abandonnant derrière moi et pour longtemps, pensais-je, abandonnant par-dessus le marché la pollution du lac, des ablettes du lac et de toutes choses lacustres,
la Bible, oui, naturellement je l’avais lue, lue et relue, toutes ces célébrissimes histoires d’ascensions, de gravissements, d’épiphanies et de théophanies, tout ce patrimoine montagnard, cette mythologie des sommets, les Tables de la Loi, le Sermon sur la Montagne, Abraham et Isaac, j’en passe et des plus gratinées,
rien d’intéressant jamais n’arrive dans les plaines, vous n’êtes pas sans l’avoir remarqué, non, même dans les plaines avec lacs rien jamais ne se passe qui mérite ne serait-ce qu’une note en bas de page,
(Tibériade vous voulez rire)
gravissant me voilà donc, plus haut, toujours plus haut, il y a des moments où l’on se demande si telle n’est pas en fin de compte la seule et unique devise des hommes,
oui, ces mêmes hommes qui par une sorte de fatalité grimaçante se retrouvent en fin de compte presque systématiquement toujours plus bas,
superbement ignorant, je reviens à moi, de la raréfaction de l’air des cimes, phénomène pourtant notoire comme je devais l’apprendre par la suite, trop tard, on apprend toujours tout trop tard, jamais en temps voulu,
mon éducation il faut croire qu’elle avait été plus religieuse que scientifique, et voilà le résultat, un des résultats, il y en aura un autre mais je ne veux pas anticiper,
car cette histoire, mon histoire, n’est rien d’autre en fin de compte qu’une histoire d’oxygène et de manque d’oxygène, une histoire d’anoxie pour être précis, ce terme scientifique lui au moins j’ai fini par le garder en mémoire,
une histoire de crétinisation progressive et programmée, de dégénérescence du cerveau par anoxie, dix ans d’anoxie par moi-même à moi-même imposée et cependant par moi constamment insoupçonnée et inconstatée,
avec pour toute société un rapace falconiforme et un reptile peu loquace comme vous l’imaginez,
à la recherche de la sagesse, ce qu’on appelle la sagesse et qui n’est rien d’autre qu’une arrogance crasse, rien d’autre qu’une camisole de certitudes absolument dégoûtantes et répugnantes, qu’un abêtissement inexorable par extinction de la fonction dubitative,
au bout de dix ans ma propre sagesse m’a moi-même absolument dégoûté et répugné,
le premier fou shakespearien venu vous démontrerait que la sagesse est folie, le premier aborigène venu se fendrait littéralement la poire à l’idée d’une sagesse acquise en dehors de la société des hommes, comme si l’on pouvait acquérir quoi que ce soit en dehors de la société des hommes,
et c’est alors que m’adressant au soleil, faute d’interlocuteur comme vous l’imaginez, au bout de ces dix ans de méditation solitaire et d’arrogance crasse, je me suis comparé à lui de la façon la plus incorrigiblement bornée qui soit, j’ai sollicité sa bénédiction, et après avoir somme toute battu ma coulpe en confessant le dégoût susmentionné, le naturel n’a pas tardé à reprendre le dessus, comme il n’était que trop prévisible,
et c’est alors que je me suis distinctement entendu exprimer, de la façon la plus indécrottablement balourde qui soit, mon désir de retourner vers les hommes, de redevenir homme, dans toute la force anémique de ma montagnarde et néanmoins prématurément délabrée quarantaine désormais,
que n’étais-je resté parmi eux, les hommes, pour commencer,
de retourner vers eux disais-je, afin soi-disant de donner et de distribuer, telle est l’expression que j’ai cru devoir utiliser dans mon arrogante stupidité,
le premier paysan du Danube venu en aurait conclu que, bernique, je n’aurais rien de plus pressé que d’aller en fin de compte déverser sur eux, les hommes, la coupe débordante de ma sagesse mortifère et de les contaminer par mon arrogance crasse et mes certitudes crasses,
je suis celui qui sait, voilà que celui qui sait est descendu parmi vous, descendu de sa montagne d’arrogance crasse et de certitudes crasses, afin de déverser sa coupe sur vous et de vous contaminer, oui, jusqu’au dernier,
depuis lors plus d’un siècle s’est écoulé, rétrospectivement ça fait quand même un drôle d’effet tout ça, je me demande ce que vous en pensez, vous qui vivez aujourd’hui, vous qui lisez, qui pensez aujourd’hui, qui avez érigé le doute en philosophie, si ça se trouve,
moi ce que je crois c’est que j’ai tout raté,
en définitive et pour à la fin des fins dire les choses comme elles sont, je crois bien être parvenu à cette conclusion désolante entre toutes :
je suis un con.
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Pour en savoir plus:

Outre différentes librairies, voir:

* Editions Beaudelaire

* Chapitre.com

* Amazon

* FNAC

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1 commentaire:

Lectrice anonyme a dit…

J’ai eu l’occasion de savourer quelques pièces de théâtre de cet auteur. Il est vrai que dans chacune de ses pièces il nous fait voyager dans un univers différents, son style captive le « récepteur », qu’il soit lecteur ou spectateur, car, en effet, on peut les lire –aussi- comme une œuvre littéraire faute de ne pouvoir les voir sur scène. Juste pour cette raison j’apprécie ces textes qui me sont d’une grande valeur et qui nous change du théâtre dont nous inondent les chaînes de télé et compagnie.
Mais voilà que, dans ce « Manifeste » je (re)découvre l’auteur et son « autre », l’autre en lui ! Un auteur qui se montre en se cachant, et qui se cache en se montrant à peine, l’enfant qui ne dit pas son nom, le révolté qui nous incite à débattre des idées, rire des manies, bousculer les croyances….
J’ai lu. Mais j’ai encore soif.
Merci.