22 déc. 2013

Moi le revenant/ Roman/Chapitre 1


Moi le revenant


 I

Moi, Idriss Massrour le revenant, je suis libre. Enfin libre !

Mon quartier natal, ma ville où j’erre semblable à un étranger et toute la vastitude de ce monde m’accueillent, morcelé, rapiécé.

Lumière. Turbulence. Foule.

Je suis ébahi comme si, depuis des cieux lointains, une puissance invisible m’avait largué sans parachute dans cet univers qui ne cesse de s’agiter. Les rayons du soleil dont j’ai tant rêvé, des jours, auparavant se faufilent entre les poils grisonnants de ma barbe hirsute et embrasent mon visage éteint et fané. Je presse le pas, je cours comme si je fuyais tout ce passé omniprésent, harcelant. Il m’arrive d’avoir envie de parcourir à la fois, instantanément, tous les boulevards, toutes les rues de Casablanca. Mais ce corps où je vis, transformé, vulnérable et quasi méconnaissable, ce corps avec qui je cohabite par nécessité me pèse, m’alourdit et me fait mal. Mal. Quand je pense que lui et moi nous sommes inséparables, que nous sommes condamnés à nous supporter mutuellement, cela m’endolorit davantage. Résigné, j’assume cette situation et traîne ma carcasse, ma carapace, en flânant dans les détails des choses quotidiennes, jour et nuit. Comme pour conclure une trêve, un acte de paix avec ce corps, je passe lentement ma main sur ma poitrine, je la palpe et la caresse tendrement dans une tentative d’apaiser la symphonie de ses sifflements. C’est une manière d’amadouer la bronchite chronique et d’ajourner la crise de toux devenue aussi présente que les cauchemars diurnes et nocturnes.

Malgré les maux d’articulation je traîne les pieds et marche, les mains réfugiées dans les poches de mon pantalon. Des poches vides sauf de quelques cigarettes et d’une paperasse usée en guise de justificatif d’identité.


Ces cours d’eaux sales qui sillonnent ce bidonville plus moribond que moi, ces baraques vermoulues, ces venelles, ces rues, ces bistrots éparpillés et ces gens qui m’entourent semblent m’interroger. Ma réponse demeure le mutisme, alors qu’une voix intestine, que personne n’entend, résonne au fond de moi : « Je reviens d’un univers ténébreux, proche et lointain. Mais ce monde qui me contient en ce moment est plus sombre et plus carcéral. Entre le passé et le présent une faille béante s’ouvre dans ma vie. Je la vois des yeux de ma mémoire. C’est une ère qu’on a cruellement ôtée de mes jours. Ce sont des années longues, longues, que je ne pouvais vivre parmi ces gens-là, dans ce monde-là. Entre deux cieux j’étais pendu. J’errais dans des espaces tortueux, vertigineux, tourbillonnant. Mais vous, vous mes frères, vous avanciez sans vous tourner vers moi et dire : « Nous sommes toujours là, Idriss. Nous ne t’avons pas oublié. L’oubli n’a pas sa place parmi nous… Ah, combien vous êtes ingrats ! Combien je vous en veux ! Com… mm… mm… bien ! »

Bien.

Oui, vraiment, combien de jours, de mois, d’années, l’ère carcérale a-t-elle duré ? Où ? Quand et pourquoi ?

Voici que non loin d’ici, dans cette ville qui m’effraie, quelque part, là-bas ou là-haut, des rues, des avenues, des routes tortueuses, semblables à une vipère mythique, mènent au gouffre noir, ensuite à la cellule obscure dans les geôles de Kénitra. Je me souviens. Sou… viens.

Tout en errant, je pense aux petites gens qui, sincères, hypocrites, curieux, sont venus me féliciter tel que l’inspire l’usage. Mes yeux n’arrivaient pas à saisir les traits de leurs visages qui étaient flous et presque effacés. Ils n’étaient, pour moi, que de simples voix, des voix qui bourdonnaient dans mes oreilles.

« Félicitations, Idriss. Mabrouk… »

« Te revoilà libre. Et c'est là ta deuxième naissance... »

« La prison et la mort c'est kif kif. Tu as de la chance d'être revenu parmi nous, et tu dois en tirer les leçons. »

« Tu viens de connaître l'enfer. Tu es maintenant voué au paradis d'Allah. Voilà ta récompense. »

« Le Makhzen est cruel, mon enfant. Dieu soit loué pour t'avoir sauvé! »

« Désormais, tu dois tout oublier. Laisse la politique de côté! Tu n'es qu'un pauvre citoyen, d'origine modeste, et ce n'est pas à toi de changer ce monde. Rappelle-toi le destin de ton père... »

« C’est facile de rattraper le temps perdu. Mais il faut que tu sois raisonnable. Tu es devenu un homme, maintenant. Un vrai. Que Dieu te bénisse! Alors réfléchis mille fois avant de mettre le pied où que ce soit. »

« .................................................. »

Inaperçu, je quitte la maison. Je me décharge subrepticement des visiteurs au détriment de ma mère débordée par les tâches de cuisine qu’impose l’hospitalité. Je me livre complètement à Casablanca. Je me laisse fondre en elle, en solitaire, armé de vigilance et de méfiance envers le monde entier, doutant de tout ce qui bouge, même de ma propre ombre. Parmi ces gens-là, n’importe qui est susceptible d’être ou de devenir un indicateur qui adule servilement tout ce qui représente, de près ou de loin, le pouvoir, le Makhzan et compagnie.

Pas plus tard qu’hier, j’ai pu reconnaître quelques-uns de mes anciens élèves qui sont devenus « Agents de Sûreté », c’est à dire des flics. Je les ai vus se pavaner dans leurs uniformes mal repassés, crasseux parfois, déteints par le soleil ardent. Peut-être qu’en civil tenteraient-ils de se glisser entre mon ombre et moi. Cependant, si déguisés soient-ils, je les reconnaîtrai. Aisément je les démasquerai, car, malgré le temps écoulé, ce n’est pas moi qui oublie le visage de mes élèves.

Dans mon errance, je vois ces créatures qui marchent, qui rampent. Je les épie sans répit ni indulgence tout en leur éprouvant cette espèce de rancune dont j’ignore la provenance. Ils paraissent heureux, satisfaits de la vie quotidienne qu’Allah leur a destinée. Maktoub !

Loin de mon quartier, je m’engage dans la grande rue de la Quissaria, ce centre commercial sans cesse animé. Au fur et à mesure que je m’approche de cette fourmilière agitée, en provenance des différentes boutiques, un mélange de musique populaire m’accueille, regorgeant de fausse notes et obstinément projeté par des haut-parleurs assourdissants. Quelques-uns parmi les passants, des femmes en particulier, trébuchent malgré elles, noyées dans l’océan des rythmes dansants. Je les vois tantôt ralentir, tantôt s’arrêter en feignant une causerie interminable afin de mieux savourer les chansons aux paroles disloquées. Les plus jeunes parmi elles se tortillent timidement, la pudeur ne leur permettant point d’aller au-delà. Ailleurs, dans l’intimité, les hanches et les croupes, grosses ou grêles, vibreraient à satiété, trembleraient avec rage et s’agiteraient sans répit, peut-être jusqu’à l’orgasme, sous la fièvre du Bandir, des tam-tams et du violon déchaîné et sa Jarra, l’entraineuse.

Tout en m’éloignant, la musique et les images qu’elle m’impose s’éloignent derrière moi. J’emprunte volontairement des rues désertes ou, faute de mieux, des voies moins fréquentées. C’est là une envie de m’isoler, de m’extirper du troupeau, de fuir ces créatures qui, à la fois, s’aiment entre elles et se haïssent, se méfient les unes des autres et s’agressent...

Comme si je me roulais, je descends la pente du boulevard où la salle du cinéma Essaâda ne cesse d’engloutir ses clients un peu particuliers et de les dégueuler comme bon lui semble. En avançant quelques pas plus loin je m’arrête subitement comme paralysé. Le quartier de Moulay Charif est là, juste après le pont. Je pense à son célèbre commissariat, à ses labyrinthes souterrains, véritable camp de torture, de spoliation et d’exil.

Suis-je passé par-là ? Je ne sais.

Ma seule certitude c’est cette trouille qui me déchire les tripes et m’empêche de faire un seul pas en avant. Alors je rebrousse chemin, je dégringole en remontant la pente qui m’a balancé jusqu’aux orées de Moulay Charif.

Envahi par un sentiment d’être poursuivi, mes jambes perdent leur atonie et accélèrent le rythme. Je cours, je me noie dans la foule. Tout à coup je trébuche et perds l’équilibre. J’évite de justesse de me retrouver par terre. Je m’arrête en regardant spontanément en bas. Je découvre, non sans dégoût, que j’ai marché sur un crachat gluant, mi-jaunâtre, mi-bleuâtre, tellement répugnant que j’en ai la nausée. Maudissant celui qui l’a dégueulé je crache à mon tour, comme si je crachais sur sa figure.

Les gens s’entassent par masses dans mes yeux qui tentent de débusquer parmi eux l’inconnu qui, je le sens, suit ma trace, m’épie de près en attendant que les griffes de ses filets m’enserrent bientôt. Je fuis en me fondant dans la foule, tentant en même temps, comme pour faire diversion, de retrouver une vieille connaissance.

Des visages rouillés aux joues creuses et mal rasés errent dans tous les sens. Soudain, une gueule déjà vue jadis, avant l’ère carcérale, attire de loin mon attention. J’y plonge mes regards et parviens sans peine à noter les séquelles que le temps difficile y a laissées. Le temps où je n’étais point là. Sans la quitter des yeux j’avance à pas déchaînés. Brusquement je heurte involontairement un homme venant dans le sens opposé. Confus, je tente de formuler quelques excuses alors qu’il vocifère m’inondant d’insultes.

- Espèce d’âne ! Tu es aveugle ou quoi ? Merde ! In’al din bouk !

Je me précipite ailleurs en l’effaçant de ma mémoire. En plein cœur de la cohue je sens l’étouffement gagner mes poumons petit à petit. Mes entrailles se tordent et le vertige m’entame. Miraculeusement, je m’extirpe à contre-courant de ce tourbillon humain qui m’engouffre. Le hasard aidant, je me retrouve non loin de l’arrêt du bus, la ligne 18 de la RATC, qui mène au centre de Casablanca.

Pendant le trajet, un flot d’images s’amoncelle en face de moi. Évitant de subir son poids, j’oriente machinalement mes regards vers l’extérieur du car brinquebalant. C’est alors que mes yeux butent contre les immeubles de lux qui m’aveuglent. Je retourne à l’intérieur où les odeurs d’aisselles, de pets, de vesses, ne cessent de remplir l’atmosphère. J’étouffe au milieu de ces misérables corps qui se collent les uns contre les autres. Je suffoque dans ce véhicule nonchalant où des mains discrètes palpent subrepticement des croupes offertes, des culs abandonnés ou mal surveillés. Ça et là d’autres mains bougent convoitant les poches et les sacs, des bras grêles s’accrochent aux bars de fer et aux poignets comme des moutons abattus, dépecés. Des disputes se déclenchent, des échanges ordinaires d’insultes se déclarent… Tout un souk ! Tout un univers !

Je ferme les yeux et, comme souvent, Chama, celle que j’aime toujours et qui ne m’aime plus, me fais face et s’élève devant moi, tout près de mes yeux. Comme d’habitude je tends lentement mon bras languissant et l’efface comme sur un tableau dans ma classe confisquée. Je tente ainsi de gommer son image pour de bon !

Au terminus, place Oued al Makhazen, l’engin moribond, puant le gasoil et les odeurs humaines, m’expulse de ses entrailles avec le reste des voyageurs. Plus loin, boulevard de Paris, l’enseigne du dancing-bar Le Bristol clignote inhabituellement en cette matinée, comme si elle me faisait des coucous et m’offrait l’hospitalité. Tenté par cette invitation, fuyant à la fois l’œil qui, je le sens et le sais, ne cesse de m’épier et de me transpercer le dos partout où je me déplace, je me précipite vers le lieu de travail d’Amina, celle qui m’aime toujours et que je n’aime qu’un tout petit peu. Ce sanctuaire où le breuvage des gens du paradis (comme dirait Abou Nawâs), le vin et compagnie, coule à flots et que la loi interdit aux musulmans mais qui, paradoxalement, n’est guère fréquenté que par eux ! J’y élis refuge, j’en fais mon asile où je pratique au quotidien ma catharsis.

Si M’barek, le serveur berbère, m’accueille avec un sourire semblable à un rictus. Quelques années auparavant, il était si vif, si agile. Quand je l’ai retrouvé après tant d’années d’absence j’ai cru voir en lui un autre individu, somnolant au dos courbé, visage ridé, travaillant sans enthousiasme. Lors de mon retour dans ce lieu, il a semblé ne pas me reconnaître du premier coup. J’ai été, pour lui, un simple client parmi tant d’autres.

- Bonjour, mouallim Massrour. Amina n’est pas là. Mais bienvenue quand même. C’est chez toi, ici.

- Salut, Si M’barek. Note d’abord que je ne suis plus instituteur, mouallim comme tu dis. Ensuite, puisque Amina n’est pas là, tu sais ce qui te reste à faire.

Il me fait un clin d’œil accompagné d’un mouvement interrogateur de sa tête tout en attendant ma confirmation.

- Oui, comme d’habitude, Si M’barek.

Nonchalamment, il me sert à boire sur le compte d’Amina l’absente. Dans mon coin habituel et préféré je me livre à ma « médisance interne ». A travers la vitrine je contemple et dévisage ce monde qui bouge sans moi. Je m’extrais de lui pour mieux le saisir. Le temps s’écoule à mon insu. Le temps ! Le temps perdu. Je bois afin de l’oublier. Boire jusqu’à atteindre le summum de l’ivresse, cela veut dire ne plus être. C’est une manière d’oublier, dit-on. Cependant lorsque j’arrive à cette fin, et même bien avant de l’atteindre, tout émerge, tout s’impose. Il n’y a point, plus, d’oubli. Au contraire tout devient océan d’images, de souvenirs douloureux… Tout se réveille dans ma tête qui bouillonne. Tout se met à poindre dans ma mémoire qu’attise l’ère de jadis, le temps avant et durant l’ère carcérale.

Je lâche la bride à ma mémoire enfiévrée et, résigné, je me laisse choir dans ce passé proche et lointain, simple et composé.
 
(à suivre)

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