Moi
le revenant
Moi, Idriss Massrour le revenant, je
suis libre. Enfin libre !
Mon quartier natal, ma
ville où j’erre semblable à un étranger et toute la vastitude de ce monde
m’accueillent, morcelé, rapiécé.
Lumière. Turbulence. Foule.
Je suis ébahi comme si, depuis des
cieux lointains, une puissance invisible m’avait largué sans parachute dans cet
univers qui ne cesse de s’agiter. Les rayons du soleil dont j’ai tant rêvé, des
jours, auparavant se faufilent entre les poils grisonnants de ma barbe hirsute
et embrasent mon visage éteint et fané. Je presse le pas, je cours comme si je
fuyais tout ce passé omniprésent, harcelant. Il m’arrive d’avoir envie de
parcourir à la fois, instantanément, tous les boulevards, toutes les rues de Casablanca.
Mais ce corps où je vis, transformé, vulnérable et quasi méconnaissable, ce
corps avec qui je cohabite par nécessité me pèse, m’alourdit et me fait mal.
Mal. Quand je pense que lui et moi nous sommes inséparables, que nous sommes
condamnés à nous supporter mutuellement, cela m’endolorit davantage. Résigné,
j’assume cette situation et traîne ma carcasse, ma carapace, en flânant dans
les détails des choses quotidiennes, jour et nuit. Comme pour conclure une
trêve, un acte de paix avec ce corps, je passe lentement ma main sur ma
poitrine, je la palpe et la caresse tendrement dans une tentative d’apaiser la
symphonie de ses sifflements. C’est une manière d’amadouer la bronchite
chronique et d’ajourner la crise de toux devenue aussi présente que les cauchemars
diurnes et nocturnes.
Malgré les maux d’articulation je
traîne les pieds et marche, les mains réfugiées dans les poches de mon
pantalon. Des poches vides sauf de quelques cigarettes et d’une paperasse usée
en guise de justificatif d’identité.
Ces cours d’eaux sales qui sillonnent
ce bidonville plus moribond que moi, ces baraques vermoulues, ces venelles, ces
rues, ces bistrots éparpillés et ces gens qui m’entourent semblent
m’interroger. Ma réponse demeure le mutisme, alors qu’une voix intestine, que
personne n’entend, résonne au fond de moi : « Je reviens d’un univers
ténébreux, proche et lointain. Mais ce monde qui me contient en ce moment est
plus sombre et plus carcéral. Entre le passé et le présent une faille béante
s’ouvre dans ma vie. Je la vois des yeux de ma mémoire. C’est une ère qu’on a
cruellement ôtée de mes jours. Ce sont des années longues, longues, que je ne
pouvais vivre parmi ces gens-là, dans ce monde-là. Entre deux cieux j’étais
pendu. J’errais dans des espaces tortueux, vertigineux, tourbillonnant. Mais
vous, vous mes frères, vous avanciez sans vous tourner vers moi et dire :
« Nous sommes toujours là, Idriss. Nous ne t’avons pas oublié. L’oubli n’a
pas sa place parmi nous… Ah, combien vous êtes ingrats ! Combien je vous
en veux ! Com… mm… mm… bien ! »
Bien.
Oui, vraiment, combien de jours, de
mois, d’années, l’ère carcérale a-t-elle duré ? Où ? Quand et
pourquoi ?
Voici que non loin d’ici, dans cette
ville qui m’effraie, quelque part, là-bas ou là-haut, des rues, des avenues,
des routes tortueuses, semblables à une vipère mythique, mènent au gouffre
noir, ensuite à la cellule obscure dans les geôles de Kénitra. Je me souviens.
Sou… viens.
Tout en errant, je pense aux petites
gens qui, sincères, hypocrites, curieux, sont venus me féliciter tel que
l’inspire l’usage. Mes yeux n’arrivaient pas à saisir les traits de leurs
visages qui étaient flous et presque effacés. Ils n’étaient, pour moi, que de
simples voix, des voix qui bourdonnaient dans mes oreilles.
« Félicitations, Idriss.
Mabrouk… »
« Te
revoilà libre. Et c'est là ta deuxième naissance... »
« La prison et la
mort c'est kif kif. Tu as de la chance d'être revenu parmi nous, et tu dois en
tirer les leçons. »
« Tu viens de
connaître l'enfer. Tu es maintenant voué au paradis d'Allah. Voilà ta
récompense. »
« Le Makhzen est cruel,
mon enfant. Dieu soit loué pour t'avoir sauvé! »
« Désormais, tu
dois tout oublier. Laisse la politique de côté! Tu n'es qu'un pauvre citoyen,
d'origine modeste, et ce n'est pas à toi de changer ce monde. Rappelle-toi le
destin de ton père... »
« C’est facile de
rattraper le temps perdu. Mais il faut que tu sois raisonnable. Tu es devenu un
homme, maintenant. Un vrai. Que Dieu te bénisse! Alors réfléchis mille fois
avant de mettre le pied où que ce soit. »
« .................................................. »
Inaperçu, je quitte la maison. Je me
décharge subrepticement des visiteurs au détriment de ma mère débordée par les
tâches de cuisine qu’impose l’hospitalité. Je me livre complètement à
Casablanca. Je me laisse fondre en elle, en solitaire, armé de vigilance et de
méfiance envers le monde entier, doutant de tout ce qui bouge, même de ma
propre ombre. Parmi ces gens-là, n’importe qui est susceptible d’être ou de
devenir un indicateur qui adule servilement tout ce qui représente, de près ou
de loin, le pouvoir, le Makhzan et compagnie.
Pas plus tard qu’hier, j’ai
pu reconnaître quelques-uns de mes anciens élèves qui sont devenus
« Agents de Sûreté », c’est à dire des flics. Je les ai vus se
pavaner dans leurs uniformes mal repassés, crasseux parfois, déteints par le
soleil ardent. Peut-être qu’en civil tenteraient-ils de se glisser entre mon
ombre et moi. Cependant, si déguisés soient-ils, je les reconnaîtrai. Aisément
je les démasquerai, car, malgré le temps écoulé, ce n’est pas moi qui oublie le
visage de mes élèves.
Dans mon errance, je vois
ces créatures qui marchent, qui rampent. Je les épie sans répit ni indulgence
tout en leur éprouvant cette espèce de rancune dont j’ignore la provenance. Ils
paraissent heureux, satisfaits de la vie quotidienne qu’Allah leur a destinée.
Maktoub !
Loin de mon quartier, je m’engage dans
la grande rue de la Quissaria, ce centre commercial sans cesse
animé. Au fur et à mesure que je m’approche de cette fourmilière agitée, en
provenance des différentes boutiques, un mélange de musique populaire
m’accueille, regorgeant de fausse notes et obstinément projeté par des
haut-parleurs assourdissants. Quelques-uns parmi les passants, des femmes en
particulier, trébuchent malgré elles, noyées dans l’océan des rythmes dansants.
Je les vois tantôt ralentir, tantôt s’arrêter en feignant une causerie
interminable afin de mieux savourer les chansons aux paroles disloquées. Les
plus jeunes parmi elles se tortillent timidement, la pudeur ne leur permettant
point d’aller au-delà. Ailleurs, dans l’intimité, les hanches et les croupes,
grosses ou grêles, vibreraient à satiété, trembleraient avec rage et
s’agiteraient sans répit, peut-être jusqu’à l’orgasme, sous la fièvre du Bandir,
des tam-tams et du violon déchaîné et sa Jarra, l’entraineuse.
Tout en m’éloignant, la musique et les
images qu’elle m’impose s’éloignent derrière moi. J’emprunte volontairement des
rues désertes ou, faute de mieux, des voies moins fréquentées. C’est là une
envie de m’isoler, de m’extirper du troupeau, de fuir ces créatures qui, à la
fois, s’aiment entre elles et se haïssent, se méfient les unes des autres et
s’agressent...
Comme si je me roulais, je descends la
pente du boulevard où la salle du cinéma Essaâda ne cesse d’engloutir
ses clients un peu particuliers et de les dégueuler comme bon lui semble. En
avançant quelques pas plus loin je m’arrête subitement comme paralysé. Le
quartier de Moulay Charif est là, juste après le pont. Je pense à son
célèbre commissariat, à ses labyrinthes souterrains, véritable camp de torture,
de spoliation et d’exil.
Suis-je passé par-là ? Je ne
sais.
Ma seule certitude c’est cette
trouille qui me déchire les tripes et m’empêche de faire un seul pas en avant.
Alors je rebrousse chemin, je dégringole en remontant la pente qui m’a balancé
jusqu’aux orées de Moulay Charif.
Envahi par un sentiment d’être
poursuivi, mes jambes perdent leur atonie et accélèrent le rythme. Je cours, je
me noie dans la foule. Tout à coup je trébuche et perds l’équilibre. J’évite de
justesse de me retrouver par terre. Je m’arrête en regardant spontanément en
bas. Je découvre, non sans dégoût, que j’ai marché sur un crachat gluant,
mi-jaunâtre, mi-bleuâtre, tellement répugnant que j’en ai la nausée. Maudissant
celui qui l’a dégueulé je crache à mon tour, comme si je crachais sur sa
figure.
Les gens s’entassent par masses dans
mes yeux qui tentent de débusquer parmi eux l’inconnu qui, je le sens, suit ma
trace, m’épie de près en attendant que les griffes de ses filets m’enserrent
bientôt. Je fuis en me fondant dans la foule, tentant en même temps, comme pour
faire diversion, de retrouver une vieille connaissance.
Des visages rouillés aux joues creuses
et mal rasés errent dans tous les sens. Soudain, une gueule déjà vue jadis,
avant l’ère carcérale, attire de loin mon attention. J’y plonge mes regards et
parviens sans peine à noter les séquelles que le temps difficile y a laissées.
Le temps où je n’étais point là. Sans la quitter des yeux j’avance à pas
déchaînés. Brusquement je heurte involontairement un homme venant dans le sens
opposé. Confus, je tente de formuler quelques excuses alors qu’il vocifère
m’inondant d’insultes.
- Espèce d’âne ! Tu es aveugle ou
quoi ? Merde !
In’al din bouk !
Je me précipite ailleurs en
l’effaçant de ma mémoire. En plein cœur de la cohue je sens l’étouffement
gagner mes poumons petit à petit. Mes entrailles se tordent et le vertige
m’entame. Miraculeusement, je m’extirpe à contre-courant de ce tourbillon
humain qui m’engouffre. Le hasard aidant, je me retrouve non loin de l’arrêt du
bus, la ligne 18 de la RATC, qui mène au centre de Casablanca.
Pendant le trajet, un flot
d’images s’amoncelle en face de moi. Évitant de subir son poids, j’oriente
machinalement mes regards vers l’extérieur du car brinquebalant. C’est alors
que mes yeux butent contre les immeubles de lux qui m’aveuglent. Je retourne à
l’intérieur où les odeurs d’aisselles, de pets, de vesses, ne cessent de
remplir l’atmosphère. J’étouffe au milieu de ces misérables corps qui se
collent les uns contre les autres. Je suffoque dans ce véhicule nonchalant où
des mains discrètes palpent subrepticement des croupes offertes, des culs
abandonnés ou mal surveillés. Ça et là d’autres mains bougent convoitant les
poches et les sacs, des bras grêles s’accrochent aux bars de fer et aux
poignets comme des moutons abattus, dépecés. Des disputes se déclenchent, des
échanges ordinaires d’insultes se déclarent… Tout un souk ! Tout un
univers !
Je ferme les yeux et, comme
souvent, Chama, celle que j’aime toujours et qui ne m’aime plus, me fais face
et s’élève devant moi, tout près de mes yeux. Comme d’habitude je tends
lentement mon bras languissant et l’efface comme sur un tableau dans ma classe
confisquée. Je tente ainsi de gommer son image pour de bon !
Au terminus, place Oued
al Makhazen, l’engin moribond, puant le gasoil et les odeurs humaines,
m’expulse de ses entrailles avec le reste des voyageurs. Plus loin, boulevard
de Paris, l’enseigne du dancing-bar Le Bristol clignote
inhabituellement en cette matinée, comme si elle me faisait des coucous et
m’offrait l’hospitalité. Tenté par cette invitation, fuyant à la fois l’œil
qui, je le sens et le sais, ne cesse de m’épier et de me transpercer le dos
partout où je me déplace, je me précipite vers le lieu de travail d’Amina,
celle qui m’aime toujours et que je n’aime qu’un tout petit peu. Ce sanctuaire
où le breuvage des gens du paradis (comme dirait Abou Nawâs), le vin et
compagnie, coule à flots et que la loi interdit aux musulmans mais qui,
paradoxalement, n’est guère fréquenté que par eux ! J’y élis refuge, j’en
fais mon asile où je pratique au quotidien ma catharsis.
Si M’barek, le serveur
berbère, m’accueille avec un sourire semblable à un rictus. Quelques années
auparavant, il était si vif, si agile. Quand je l’ai retrouvé après tant
d’années d’absence j’ai cru voir en lui un autre individu, somnolant au dos
courbé, visage ridé, travaillant sans enthousiasme. Lors de mon retour dans ce
lieu, il a semblé ne pas me reconnaître du premier coup. J’ai été, pour lui, un
simple client parmi tant d’autres.
- Bonjour, mouallim Massrour.
Amina n’est pas là. Mais bienvenue quand même. C’est chez toi, ici.
- Salut, Si M’barek. Note
d’abord que je ne suis plus instituteur, mouallim comme tu dis. Ensuite,
puisque Amina n’est pas là, tu sais ce qui te reste à faire.
Il me fait un clin d’œil
accompagné d’un mouvement interrogateur de sa tête tout en attendant ma
confirmation.
-
Oui, comme d’habitude, Si M’barek.
Nonchalamment, il me sert à
boire sur le compte d’Amina l’absente. Dans mon coin habituel et préféré je me
livre à ma « médisance interne ». A travers la vitrine je contemple
et dévisage ce monde qui bouge sans moi. Je m’extrais de lui pour mieux le
saisir. Le temps s’écoule à mon insu. Le temps ! Le temps perdu. Je bois
afin de l’oublier. Boire jusqu’à atteindre le summum de l’ivresse, cela veut
dire ne plus être. C’est une manière d’oublier, dit-on. Cependant lorsque
j’arrive à cette fin, et même bien avant de l’atteindre, tout émerge, tout
s’impose. Il n’y a point, plus, d’oubli. Au contraire tout devient océan
d’images, de souvenirs douloureux… Tout se réveille dans ma tête qui
bouillonne. Tout se met à poindre dans ma mémoire qu’attise l’ère de jadis, le
temps avant et durant l’ère carcérale.
Je lâche la bride à ma
mémoire enfiévrée et, résigné, je me laisse choir dans ce passé proche et
lointain, simple et composé.
(à suivre)
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