24 mai 2009

L’œil qui voit


Tes vieilles chaussures regorgeant de neige, tu marches en te dandinant. De temps en temps tu te cabres. Une envie obsessionnelle te hante : ne pas te retrouver en proie à une malheureuse glissade qui pourrait t’envoyer directement à l’hôpital. Tes yeux ne quittent que rarement la chaussée blanche qui se transforme, parfois, en écran où des images s’animent. Tu vois, soudain, s’imprimer les silhouettes de tes petits et lointains neveux bien-aimés, en provenance de l’autre rive : Iman, Houda, Issam… Ils peuplent le champ de ta vision, sautillent en une insouciance infantile, te font des signes de la main et t’invitent à revenir au pays. Ils disparaissent aussitôt dans un brouillard dense au goût salé des larmes, au teint blanc éclatant de la neige qui jonche ces rues.
Tu t’évertues à mettre de côté ces images, cette vision furtive.
Tu marches.
Un froid glacial, plus vorace que celui qui te couvre, te dévore de l’intérieur. Il y a quelques instants ton intérieur bouillonnait. Depuis des lustres, il bouillonne et s’enflamme. Tantôt de fureur, de rage ; tantôt de nostalgie, de mal du pays, le mal de la patrie qui t’expatrie encore et encore tout en s’éloignant.
« Au fait, qu’est-ce que la patrie ? », te demandes-tu.
« J’en ai assez de toi, te répond une de tes voix, assez de ce que tu es et de ce que tu seras. Est-il vraiment temps de t’interroger sur ce que tu appelles la patrie ? Ferme-la donc et attends le jour où le dialogue s’établira entre nous. Bientôt il s’annoncera, tu verras. »
Tu te calmes et continues à traîner les pieds lourds. Ton moral est au dessous de zéro, semblable à la température qui règne.
La ville où tu erres ne s’est pas encore endormie. Elle est animée malgré l’heure tardive.
A la manière de ces braves gens, tu affiches une certaine « indifférence », celle qui pulvérise et tue, celle qui cesse d’être « indifférence » lorsque, parfois, avec ta tête de brun expatrié, tu les côtoies par hasard ou par inadvertance. A ce moment précis, elle cesse subitement d’être indifférence et se mue en crainte ; la crainte de toi ; en peur, la peur de toi -toi l’Etranger- ; en rejet ou je ne sais quoi encore…
Cependant ton « indifférence », à toi, n’est pas éternelle. Elle ne dure que peu de temps. Tu es incapable de passer à côté des choses sans que celles-ci t’interpellent. Te sentant alors personnellement concerné, tu t’arrêtes. Une scène t’arrête. Tu te souviens que depuis quelques instants, lors de ton « indifférence » factice et passagère, un homme se déshabillait. Il continue à ôter le reste de ses vêtements jusqu’à ne garder que sa tenue d’Adam. Jonchant la nappe blanche de neige, il se tortille de douleur et tremble de froid. Ou de chaleur, peut-être ! Avec résignation, sa main agite un morceau de papier usé. Il le tend vers toi, tout en essayant de prononcer quelques mots étouffés. Il n’arrive pas à s’exprimer. Il ne le peut pas. Il s’efforce de pouvoir…
Les mots sortent enfin disloqués de sa bouche, coupés en petites syllabes quasi incompréhensibles. Lorsque tu t’approches de lui, l’odeur de la mauvaise bière et du vin bon marché emplit tes narines et envahit tes poumons, une odeur à la saveur de la mort.
— Tu as besoin d’aide, l’ami ?, lui demandes-tu d’un ton qui se veut rassurant.
Tu vois remuer sa langue bleuâtre. Tu fixes ses lèvres blanches d’écume. Tu t’approches davantage et découvres que le vieux papier n’est autre que sa carte nationale d’identité.
— J… v…ais… mou…rir !
— Mais non, tu ne vas pas mourir. Ce n’est peut être que l’effet de la bière. Tu pues l’alcool, mon vieux ! Qu’est-ce que tu as bu d’autre ?
La mousse blanchâtre coule de sa bouche et couvre ses lèvres. Ses tortillements et ses tremblements s’accentuent.
Des images défilent en bolide dans ta tête. Elles te traversent d’un seul coup. Une sorte de peur t’envahit. Tu paniques à l’idée qu’il pourrait rendre l’âme dans tes bras et… et tu livres tes jambes gelées au vent. Tu cours comme si on te poursuivait. Tu trébuches et glisses. Un trottoir inhospitalier reçoit ta tête dans un choc sonore. Tu vois scintiller un tas d’étoiles dont tu n’as pu saisir le nombre. Non sans peine, tu te relèves et, abattu, tu continues ta course. Une douleur commence à poindre dans divers endroits de ton corps.
De loin, un air indistinct d’une chanson connue parvient jusqu’à toi. Tout en t’approchant, il devient plus clair, plus audible : (Douce France… Douce France… Cher pays de mon enfance… Oui, je t’aime… Oui, je t’aime…) Tu chantes sur le même air : France la douce… Carte-Séjour… Les Expulsions aux frontières… Le Contrôle de police… Le Travail… Les Arabes… La Liberté de… L’Egalité de… La Fraternité de…)
Tu es arrivé.
Tu trébuches en poussant la porte. Dès que tu te retrouves à l’intérieur du bar les yeux se braquent sur toi et te transpercent. C’est leur habitude, n’est-ce pas ? Et puis, dans ton cas précis, il est tout à fait normal que tu attires toutes les attentions du monde : avec cette tronche qui te colle au derrière, tu ne peux passer inaperçu. Tu esquisses un sourire que tu veux sympathique et rassurant. Mais eux, ils ne sourient guère. Ils n’en ont ni le loisir ni l’envie
— Bonsoir. Qu’est-ce que vous prenez ?, te demande le patron derrière le comptoir, presque contraint de subir ta présence.
— Je voudrais la dernière bière de ma vie, s’il vous plaît. Oui, ce sera la dernière. J’ai décidé d’arrêter…
Il étouffe un mélange de sourire et de rictus qui s’est spontanément dessiné sur son visage.
— Oui. Bien sûr, bien sûr, marmonne-t-il d’un ton commercial en te tournant le dos. Tu comprends vite son « non-dit » : pas besoin d’écouter les délires d’un ivrogne de plus. Il réapparaît au bout d’un moment avec la boisson des gens du paradis, comme dirait Abou Nawas.
— Serait-il possible de téléphoner d’ici, s’il vous plaît ?, lui demandes-tu avant d’étreindre la énième bouteille du jour.
— Oui. Le machin se trouve là-bas, au fond. Vous n’avez qu’à y mettre des pièces.
Des yeux, tu suis le sens qu’il indique avec son index long, tordu et tremblant. Tu verses le contenu de la bouteille dans le verre et, d’un seul trait, tu en avales la moitié. Tu le pose tendrement et lui jettes un regard de reconnaissance, avant de rejoindre le point phone indiqué. Tout en composant le numéro, tu palpes ta tête à l’endroit qui te fait mal. La boursouflure a grandi. Elle gagne du terrain, cette salope !
— … Oui !… Qui est à l’appareil ?, insiste la voix de l’autre bout du fil, qui paraissait attendre une réponse depuis un moment.
— … (Rire aimable) Ha… Ha… Hi… Hi… C’est moi…
— Vous qui ?
— Pardon. Je suis… Je… c’est à dire que… Voilà : il y a une personne qui agonise là-bas. Il paraît que le vieux va très mal et…
— Très bien. Où se trouve-t-il, votre vieux ?
— Pas loin du bar.
— Il paraît que vous êtes… ! De quel bar parlez-vous, monsieur ?
— De celui-ci, là où je suis. Le type souffrant est en face de l’hôpital Saint-Joseph. Il faut faire vite sinon…
— De quelle origine êtes-vous, monsieur ?
— Je suis un citoyen français, monsieur. Mon origine et mon accent ne vous regardent en rien. Je ne vous raconte pas d’histoire. Croyez-moi, je suis sérieux.
— C’est ce qu’on va voir en tout cas. L’hôpital Saint-Joseph, vous dites ?
— Exactement.
— C’est noté. Au revoir, monsieur.
La voix, de l’autre côté, met fin la communication. Tu t’en assures avant de couper la ligne à ton tour. Un sentiment de soulagement t’envahit : tu viens de te débarrasser d’un fardeau qui te pesait. C’est à eux de jouer maintenant.
L’image de l’homme nu comme un ver, en plein froid, devant l’hôpital public, ne te quittant point, tu retournes à ta bière qui semble t’attendre patiemment.
Tu règles ta consommation sans quitter le lieu. Tu restes là, immobile ou presque, contemplant la bouteille vide et le verre à moitié plein : « La dernière bière de ma vie ! » Tu bois par petites gorgées. Tu sirotes, comme pour prolonger éternellement le moment présent. Tu te laisses bercer par la chaleur ambiante et les souvenirs qui te rendent visite. Tu souris spontanément lorsque te traverse l’idée de comparer la Tour Eiffel à celle de Hassan à Rabat. Le spectre de « Fa », en provenance de là-bas (là-haut), s’imprime en face de toi, après s’être volatilisé voici des lustres. Tu lui cèdes volontiers, jusqu’à ce qu’il daigne laisser la place à Synzia qui regorge d’ « amour » pour toi et d’envies libidinales qu’elle aime à mettre en pratique quels que soient l’heure et l’endroit. Elle ne cesse de te dire, de te rappeler, ses petits « je t’aime » et de répéter la même chanson à qui veut bien l’entendre. « Là-bas, dans le pays d’où tu viens, aime-t-elle à raconter, on peut mener une vie de pacha avec le plus bas salaire de l’Hexagone. Je ne comprends pas, insiste-t-elle, pourquoi les gens, les jeunes en particulier, risquent leur vie et traversent la Méditerranée à la nage ou en barque pour rejoindre l’Europe… Que lui trouvent-ils, à cet occident pourri ? Je ne délaisserai jamais ce paradis, moi, si j’étais à leur place !»
Tu bois la dernière gorgée de la dernière bière de ta vie avant de rejoindre le froid glacial à l’extérieur. Dehors, tu hésites entre aller voir Synzia qui doit t’attendre sans préalable entente, ou rentrer chez toi, dans ta chambre, cette cellule qui a la forme et les dimensions de ta patrie lointaine. Indécis, tu marches en trébuchant dans la neige. Ta destination ? Tu décides d’en décider plus tard. Mais, plus tard, tu te retrouves dans le ventre d’un métro qui serpente dans le sous-sol de la ville et t’emmène là où tu habites. Tu t’en rends compte lorsque le nom de la troisième station t’apparaît. Comme si de rien n’était, tu continues à épier les voyageurs. Tu prêtes attention à « un frère en Dieu », un khouna fi Allah, qui s’enfouit dans un coin, près de la porte de la rame qui vibre incessamment. Pour tuer le temps tu te livres à ton jeu préféré: deviner à tout prix, en l’observant, à quoi il pense. Tu le fixes profondément, comme pour plonger au fond de lui. Tu notes au passage que sa combinaison bleue et fade est parsemée de taches multicolores de peinture et de plâtre. Il paraît harassé, exténué, après sa longue journée de labeur, échevelé, visage mal rasé… Tes yeux s’orientent vers sa sacoche rapiécée et la transpercent afin de découvrir son contenu : des ustensiles pour chauffer la nourriture, une bouteille d’eau minérale vide en guise de gourde, un couteau et une cuillère usés…
Ses yeux ne cessent de tourner dans tous les sens. Timidement, imperceptiblement, il vole les regards, comme s’il évitait à ses yeux de croiser ceux des autres qui l’arrêteraient en flagrant délit de médisance visuelle. Les traits de son visage, outre son attitude pitoyable dans son coin isolé, semblent vouloir transmettre un message. Que désire-t-il exprimer ? Que voudrait-il dire ? A qui voudrait-il dire ce qu’il aurait à dire ? Pourquoi ?
Tu ne le quittes plus. Tu le fixes sans pitié. Tu le traques. Tu t’empares de lui. « Le pauvre !, balbuties-tu. Où est-il donc passé le « bon vieux temps » lors duquel tu étais : le Travailleur. Le Travailleur Immigré. Réponds-moi, Maghrébin, Nord-africain, Bougnoule, Arabe, Arabe tout court !
Tu décides d’aller à sa rencontre, à son étreinte. Peut-être l’arracherais-tu à cette solitude vorace qui le dévore. Peut-être, pareillement à toi, aurait-il besoin de libérer les mots qui s’étouffent dans sa gorge. Tu aborderas avec lui les conditions du travail sous la neige et les intempéries. Vous parlerez du pays lointain et de la vie d’exil. Tu lui raconteras l’histoire du clochard mourant, comment tu as couru afin d’appeler au secours et, comme preuve, tu lui montreras la bosse dans ton crâne endolori. Peut-être, de sa main de Travailleur Immigré, palperait-il ta blessure avec une tendresse paternelle que depuis longtemps tu n’as connue. Vas-y ! Vas ! Il sera, vous serez heureux de la rencontre sans doute.
Tout en hésitant, tu avances vers lui. Vous vous retrouvez l’un en face de l’autre. Comme en proie à une trouille subite et infondée, mine transformée, il te jette des regards tant méfiants qu’interrogateurs. Il recule d’un pas en arrière, comme pour éviter une éventuelle attaque venant de toi. Déçu, tu tentes une explication.
— Je ne suis pas… Je voudrais juste te tenir compagnie, mon oncle !
— Digagi, din ommouk !, vocifère-t-il. Ti croi moi j’y conni pas qui ci toi ? Va, va sinou…
— Sinon quoi ? Tu as tort, mon oncle ! Je ne suis pas un voyou !
— Moi j’y appuyer sor lo botoun do li socor si toi pas honte !
Menaçant, sa main s’étend jusqu’au bouton de secours sans l’enfoncer. Il attend que tu dégages et le laisses en paix. Amplement déçu, craignant pour ta peau, tu rebrousses chemin, songeant à sa réaction inattendue. Tu t’évertues à comprendre sa réaction, à lui trouver des excuses. Peut-être a-t-il des raisons qui sont les siennes. Peut-être a-t-il raison. Aurait-il, lui le fidèle serviteur d’Allah, une allergie à la bière, une antipathie pour l’alcool qui pue dans ta bouche ? Aussi serait-il possible que… Oui, c’est possible. Tout est possible. Tu en tires la conviction en regardant ton double dans la vitre qui se transforme de temps en temps en miroir. Tu ris en observant cette tête que tu arrives difficilement à croire tienne. Combien elle ressemble à la sacoche du type qui t’a envoyé paître ! Ni djinns ni fils d’Adam ne pourraient te faire confiance avec une tête pareille. Un de tes yeux rouges dégage une flamme étincelante alors que l’autre est sur le point de quitter son orbite pour aller se balader ailleurs. Tu imagines la scène. Tu le sens se détacher de toi, rompant tout lien entre vous. Il s’en va vagabonder en long et en large sur le sol tremblant de la rame du métro. Tu cours derrière lui afin de le rattraper. Etrangement, dans sa fuite, sa mission naturelle demeure inchangée. Tout en flânant ça et là, il continue à envoyer vers ton cerveau les images qu’il capte au cours de son périple. De surcroît, malgré l’absence de tout lien entre vous, les égratignures dues aux frottements contre le sol te donnent, à toi, une douleur insupportable. Endolori, tu multiplies les efforts afin de le rattraper, de le nettoyer, avant de le remettre à sa place. Il demeure inlassable, insaisissable. Tu ne prêtes aucune attention aux quelques voyageurs qui s’étonnent de ton comportement « étrange ». Seul t’intéresse ton œil qui court et continue à t’envoyer des images et des scènes insolites. Au bout du compte, il s’immobilise dans un coin, à proximité d’un pied inconnu. Savourant un semblant de victoire, tu tends lentement et prudemment la main afin de t’emparer de lui. Avant d’y arriver, le pied inconnu, solidement chaussé, remue à dessein et t’empêche de récupérer ton œil. Frémissant, pris de panique, craignant le pire, tu lèves la tête en direction de l’homme au pied d’acier et sans scrupule. Tu jauges ses intentions.
— Qu’allez-vous faire ?, lui demandes-tu d’un ton pitoyable et suppliant.
— Je l’ai trouvé, ce truc, il est à moi, tonne-t-il. C’est mon œil, à moi. De quoi je me mêle ?
— Mais vous risquez de le...
Avant d’aller au bout de ta phrase, tu vois son visage se crisper comme un possédé, rougir comme celui qui fournit un énorme effort physique. En un temps éclair, tu diriges l’œil qui te reste vers le bas où le pied impitoyable s’est transformé en un pilon qui écrase encore et encore ton œil égaré. Avec l’intention d’inculquer une bonne correction à ce criminel sorti de l’ombre, tu lèves le plus haut possible ta main pour que la gifle soit à la hauteur de ta rage. Mais, à l’inverse de ce que tu comptais faire, lente et hésitante, ta main s’en va tâter l’orbite creux, ou, du moins, qui te semblait l’être. Ta surprise est sans égale lorsque tu réalises que ton œil est là ! Tou-jours là ! Bien que solidement fermé comme à jamais ! Pour écarter le doute, tu retournes à la vitre qui se transforme en glace et t’évertues à ouvrir tes paupières collées. Tu souffles de soulagement : l’œil maudit tourne à gauche et à droite, rouge comme une braise. Tu souris sans arriver à croire que ce que tu viens de vivre n’était autre qu’une vision, qu’un délire silencieux. Pauvre de toi ! Pauvre de lui ! Lui, il est toujours là dans son coin, yeux braqués sur toi. Il t’épie avec ses regards coulant d’agressivité et de haine injustifiées, alors que, jetés aux autres, aux « Nazaréens », aux « Gaouris », ces mêmes regards deviennent obséquieux, hypocrites et tout ce que tu voudras. Peut-être a-t-il besoin de leur transmettre un message. Tu t’en assures lorsque tu plonges au fond de lui. Tu essaies de le deviner, de le devenir.
« Regardez combien je suis sympathique ! Un Immigré exemplaire ! Faites-moi donc une petite place parmi vous. J’étouffe dans ma SONACOTRA. Essayez de me comprendre, espèce de… Acceptez-moi en attendant que je retourne définitivement au bled d’où je viens. Pourquoi le refus, le rejet, la xénophobie ? Regardez, voilà… Moi aussi j’ai des enfants, mais éloignés, une épouse que je besogne comme un dinosaure chaque année que je pars en fakans. J’ai un pays qui offre ma force physique au vôtre en location. J’ai une carte d’identité infalsifiable. Si j’avais été imposé à vous, sachez que je ne veux rien imposer, moi. Rien du tout. Comprenez-moi… »
Tu restes là. Lui, il s’évanouit dans la foule. Il te propulse de lui comme un déchet infect et il s’éclipse. Tu restes seul avec ta solitude.
Tu continues à penser à lui et à toi-même, savourant un arrière goût de la dernière bière de ta vie. Tantôt tu planes, tantôt tu t’enfouis dans ta propre peau. Ta carapace. C’est alors que tu réalises que tu es un et divers, que tu es toi et lui en même temps, que tu es… que tu es arrivé chez toi, dans ta chambre, cette cellule où te couvre une petite chaleur, tendre et rassurante. Tu t’acharnes à ouvrir ton œil qui ne cesse de se refermer. « Ouvre-toi, espèce de boule puante », hurles-tu. En vain. Tu fais appel à la méthode douce. Idem.
Résigné, tu t’allonges dans ton lit à une place, laissant tes regards transpercer le plafond. Des images défilent sur celui-ci à toute allure. Ton œil ouvert tourne et s’oriente vers la lampe pendue au plafond et plonge dans la lumière. Le vertige te gagne. Tu tentes de te relever en multipliant les efforts. Tu arrives enfin jusqu’au vieux frigidaire. Tu attrapes une bouteille de bière fraîche. La dernière de ta vie ! « Celle-ci sera certainement la dernière. Il n’y aura plus de concession », te consoles-tu. Tu bois. Tu te vois boire. Tu te laisses boire… Soudain tu penses à lui. Peut-être est-on accouru à son secours. Machinalement, tu tends la main vers le poste de radio et l’allumes. Les nouvelles coulent à grands flots sur France-Info : élections présidentielles, attentats, bonbonnes de gaz, intégrisme islamique, coup de gueule de BB contre l’Aïd al-Kébir, scission au sein du parti de gauche, coalition de la droite… Cohabitation de… Un chien égaré, sans domicile fixe… Un clochard poignardé en plein cœur, non loin de l’hôpital Saint Joseph… » Tu te réveilles. Tu refais surface en ouvrant bien fort les oreilles et tous tes pores : « Après avoir commis son acte odieux, dont on ignore les motifs, le présumé suspect a alerté la police en téléphonant d’un bistrot du quartier. Le vieux propriétaire du bar se souvient d’un « client en état d’ivresse apparente, n’inspirant pas de confiance et qui a commandé la dernière bière de sa vie… Etc. Etc. »
Tu te précipites dehors sans savoir où aller.
Qui l’a poignardé ?
Qui a poignardé qui ?
— Allô ! Oui. Je n’ai assassiné personne, moi…
— Qui êtes-vous, monsieur ?
— Vous le savez très bien, Madame. Je ne suis pas un criminel. Cherchez ailleurs. Au revoir.


Allongé, tu t’abandonnes, ta main serrant une autre dernière bière de ta vie. Ton œil fermé ne cesse de voir ce que l’autre, ouvert, ne peut saisir.
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PS:
Ce texte a été publié dans "أصوات في الجسد" « Asswat fi al Jasad, Des Voix dans le Corps », recueil de nouvelles en arabe, 1ère Ed. 1998, Dar al Qaraouines, Casablanca.
Traduit de l'Arabe par l’auteur, texte original à paraître dans cette même tribune, rubrique « قصص/نصوص».

1 commentaire:

Alrik a dit…

Voilà que ça gèle dehors, voilà que ça gèle dedans. Que, comme chez Franz K; le quotidien revêt l'étrangeté du songe et l'étrange les oripeaux inoffensifs du quotidien. Qu'émergeant du récit on se prend à s'inquiéter tout ensemble du métro et du Parc. Que sans vouloir tout à fait sortir du rêve on appelle de ses voeux un hypothétique réchauffement.