8 mai 2009

Les remparts d'Aïcha Qandicha* Ou: Visions diurnes


[Car je suis illisible et indéchiffrable, n'essayez pas de me percevoir.
Lisez, lisez, ô vous qui m'épelez !]

Voix inconnue

*[Dans un Maroc si lointain, lors d'une enfance qui s'ancre dans le passé vieillissant, une enfance qui s'éloigne dans le temps, Aïcha Qandicha, nous racontait-on, était, en apparence, une "femme" d'une beauté insolite. On disait que cette beauté factice n'était en réalité qu'un masque qui s'évertuait à dissimuler une extrême laideur. Aussi, cette vraie–fausse–femme appartenait–elle au monde des Djinns qu'elle ne quittait que la nuit, car –comme tous les Djnouns–, la lumière, ne fût-ce qu'une étincelle, lui était insupportable. Elle gagnait fréquemment l'univers nocturne des humains afin de séduire les hommes, les enlever et les épouser... Elle ne cachait pas non plus sa prédilection pour les petits garçons que nous étions, surtout les acariâtres et les désobéissants parmi nous. Seuls ceux qui connaissaient les signes caractéristiques d'Aïcha Qandicha, pouvaient –en craquant une allumette, en plantant un couteau dans la terre ou en récitant un verset coranique– déjouer ses intentions « maléfiques » et lui échapper. Le plus célèbre de ces signes était qu'à la place des pieds, elle avait une paire de pattes de chamelle.
Hanté par l'image de cette "créature" durant des années de mon enfance, la nuit m'horrifiait, le coucher du soleil m'attristait autant que sa beauté m'enchantait. Plus tard, immense fut ma déception quand je pus réaliser que Madame Qandicha n'était qu'une légende, qu’une invention de l'imaginaire populaire et que jamais je ne pourrais la retrouver...
Imaginons un vieux et fidèle ascète à qui, un beau matin, on vient annoncer –preuve à l'appui !– que le Dieu qu'il vénère n'est qu'une facétie, qu'il n'existe pas et qu'il n'est autre qu'une invention humaine.

Ce texte est une tentative de rencontre avec cette "femme". Il se veut, aussi, un geste de reconnaissance. Il essaie, à sa manière, de lui rendre hommage et, là où elle est, il lui fait un clin d’œil coquin promettant d'autres entrevues et d'autres rencontres plus équitables]



Prologue:

Lieu : Bas-fonds.
Le chœur (grelottant, voix endeuillées et ondoyantes) chante :

Ah, le gel est gel ! Gel. Gel...
Ah, le froid est froid ! Froid. Froid...
La nuit est nuit. Nuit. Nuit...
L'obscurité est notre linceul noir. Noir. Noir...
Prométhée ! Ô fils du soleil !
Nous t'avons fait allégeance.
Pars au soleil ! Apporte-nous le feu et la chaleur !

(Sanglots lugubres. Une danse incarne le moment où l'âme s'extirpe du corps)


I


Qandicha commence à poindre dans ton univers intérieur. Elle sourd lentement en toi, avec tous ses détails qui se précisent, s'étendent et t'emplissent. Elle jonche tes tréfonds, tes îles désertes, proches et lointaines.
Au crépuscule, Aïcha aux pattes de chamelle entame sa marche au rythme strident, imitant des gongs et des tambours. Tu vibres. Tu sens tonner ses pas qui creusent ton espace intérieur. Des montagnes tremblent dans l'abîme que tu es.
A présent, elle s'affale dans le vide qui te remplit. Sa main droite brandit à ta face un feuillet noir de papyrus enroulé. Tes yeux intérieurs reconnaissent un sabre en carton qui s'érige de la main gauche, égrènent dans le feuillet quelques alphabets dont l'ordre ou le désordre signifie ton nom. Tu livres tes jambes au vent, à l'errance, écrasant l'asphalte des rues de ta ville déjà en état d'alerte.
Il fait jour. Pour toi, c'est la nuit.
Ton temps intérieur est une nuit, alors que dans une béatitude infinie, sommeille ton troupeau.
La tête de Qandicha ressemble à celle de toutes les Méduses sur terre. Celui qui tente de l'approcher, de la contempler, celui qu'elle fixe des yeux, ne se transforme pas en statue de pierre, mais c'est bien le rouleau de papyrus noir qui perd ses couleurs, s'éparpille en mille miettes et se mue en tempête de gel qui paralyse les silhouettes grêles et languissantes. Celles-ci cessent alors de psalmodier leurs cantiques dans tes bas-fonds, y laissant poindre d'autres voix qui geignent, au loin, en chœur haletant. Lors de ton échéance, elles t'apportent, en présent, l'image d'une fillette à l'âge du rêve promis. Le rêve qui viendra, sans doute.
Sans doute.


II


Nous comptons nos pas, élargissant les distances, éternisant les trajets qui s'enchevêtrent. J'étreins ton corps oint de henné et de lavande, Ô mon amour nocturne !
Tu m'enlaces aussi. Tout en creusant les écarts entre les points de départ et les destinations, nous lisons nos détails qui s'étendent, crucifiés sur l'asphalte des ruelles désertes.
Je te vois de mes yeux de naguère où, tel un papillon, tu sautillais sur mon corps, tu te faufilais entre mes côtes et mon échine.
Dans mes rêves galopants, je vois ce rouge qui peuple tes lèvres, cette larme dans tes yeux où je fais naufrage, et je persiste à attendre ta naissance, ô ma folle, folle espérance !
Je me souviens, à présent.
Tu fleurissais sur la géographie de ma chair, tel un bourgeon de lilas qui exhalait un tas de rêves, d'espérances et de prophéties.
Tu éclos et grandis dans mes yeux maintenant. Comme une fiancée vouée aux nuits nuptiales. Tel un paradis rare, dont jamais un poète n'a rêvé.
Tu es inédite, ô ma petite !
Aujourd'hui que je ne suis plus là, que la calomnie ne t'a pas encore foudroyée, raconte-moi ta noce, dis-moi pour qui on t'a destinée ? Car après toi, j'ai oublié tous les détails. Tous les détails m'ont oublié.
Voici qu'en guise de réponse, tu t'enfonces dans ton silence éternel, les remparts de Méduse te spoliant, alors qu'essoufflé, je marche sur tes traces, rempli des voix de vieillards et de vieillardes courbant l'échine, psalmodiant les plus douloureux des cantiques.

Non, je ne t'en veux pas.
Je te veux... veux... veux...


III


Éteint.
Exténué, ô toi qui t'imaginais la source intarissable même de l'incandescence, le pouvoir inoxydable d'aller droit devant, face aux jours qui viennent et s'entassent.
Les jours pillent ton sourire et tu tombes par bribes, les quatre coins de la terre te partageant.
Te partagent aussi tes propres fissures, intestines, fraîches et séculaires.
A quelle diablesse est-elle donc cette force magnétique qui t'extirpe de tes décombres visibles et invisibles ?
Qu'est-ce que ce rouleau de papyrus noir qui se pavane entre tes fragments, soufflant ses flammes ondoyantes ?
Quoi donc ?
Suis-je en train de rêver, ou n'est-ce que l'illusion, que le délire de la fièvre qui pratique ses rites de toujours ?
Ah, combien débordent d'effroi ces moments où on risque de ne plus être, de ne plus exister ! Ces moments où on se meut, en un rythme éternel, entre la vie d'ici-bas et celle d'ailleurs où ta rencontre est fort probable.
Quel étrange embarras du choix !
Ai-je un choix, un seul, quand l'enclume écrase ma pomme d'Adam que tu aimais tant à croquer ?

— "Trépasse, ô visage broussailleux et rouillé d'Adam ! Meurs comme tu (sur)vivais ! Et venez, venez ô ombres étendues, ô ombres de la paix éternelle ! Va, ô visage recroquevillé dans tes peines et tes rides !".

(Quand le rêve s'annonce, en forme de cauchemar, en toi, la vie d'ici-bas n'est plus. Alors, bredouille, le songe-cauchemar rebrousse chemin. Tu t'engages dans un périple sans confins. Tu erres longtemps avant de planter tes tentes sur une colline de sable, à l'orée d'une décharge d'ordures qui pleure et danse au bord d'un hameau. Celui-ci, non loin de l'océan, est en proie à la léthargie, à la consommation abusive du kif et du maâjoun, la pâte magique de feuilles de chanvres et autres. Il s'y érige une demeure où règne un être en forme de femme. Profondément endormie, elle rêve d'un Shahriar moderne et puissant qui lui apporterait le bonheur introuvable. Sur sa table de chevet, s'étend un rouleau de papyrus noir, gravé de décrets, d'instructions, de commandements et de lois...)

Tu mets pied à terre et déposes tes bagages.

— "Retourne où sont allés tous les rêves, ô songe-cauchemar ! Et toi, ô corps trempé dans tes peines, reviens et continuons nos promenades dans ces venelles. Tendons l'oreille, peut-être saisirions nous des nouvelles qui nous orienteraient. Peut-être nous accorderait-on l'hospitalité au nom d'Allah... Allah... Ah !... Ah !... Ah !..."




IV


Et quand je frappai à la porte, personne ne prit la peine d'ouvrir. Mais ce n'étaient que quelques instants et j'entendis une voix de femme, connue et inconnue, qui m'invitait à franchir le seuil, comme si, depuis des lustres, elle attendait ma venue.
— "Bienvenue, étranger ! Entre et prends-moi ! Délivre-moi, que Dieu t'apporte le Salut !", implora-t-elle.
— "Au ciel ne plaise, femme ! La pudeur et l'abnégation m'interdisent de me comporter ainsi. Je ne suis qu'une pauvre créature de Dieu, nécessiteuse et sans ailes ni zèle", répliquai-je, confus.
Je demeurai là, ne sachant où m'orienter, ni à quel saint ou sainte me vouer. Et la voix, plus libidineuse, plus conviviale et plus insistante, renouvela son invitation. Alors, malgré moi, comme ensorcelé, comme poussé par une force céleste, je demandai l'aman.
— "Viens à moi, la paix et le salut sont avec toi !".
Je m'exécutai, mais avec une peur horrible dans le corps et dans l'âme.

Tu planais dans ton sommeil, toi qui ne dors jamais. En période de rut, tu livrais ton corps, source de toutes les tentations, aux délices des rêves et aux braises qu'étaient mes yeux. Ils auscultèrent amplement ton ventre que j'avais défriché, mais guère ensemencé. Pourquoi donc était-il gravide de l'embryon que je fus ?
Le sabre, les feuillets noirs qui enserraient et étouffaient les alphabets, étaient orgueilleusement plantés à ton chevet. A visage découvert, ils me lançaient mille défis et m'incitaient à dénouer leurs énigmes, ce que je ne fis point, par peur et par pudeur. Alors, les énigmes se dénudèrent de leur propre gré, m'assiégèrent en proclamant : "Pars, ô ivrogne, vagabond ! Va dans les venelles de la cité et contemple tes Maîtres ! Tu sauras comment ils font et forgent les jours au summum de leur apothéose".
J'errai dans toutes les rues et je découvris comment mes seigneurs fabriquaient le temps, comment ils faisaient avec les jours et comment les jours faisaient avec eux.
Je revins vers toi, femme ! Mais ton feuillet m'affrontait, braqué sur ma face. Ses alphabets de braises avides de meurtre et d'extermination me lapidaient. Je tentai de les apprivoiser grâce à l'éloquence du verbe que je croyais avoir acquise à force de l'âge. Hélas, de cette science, le ciel ne m'avait rien donné. Mes paroles demeurèrent dévoisées, étouffées dans leur carcan, ma gorge. Taciturne, je hurlais mon silence face à tes braises qui me transperçaient tels des météores ravageuses.
Toute cette beauté jaillissante dans les yeux de l'aimée, tu m'avais volé le loisir de la chanter. Tu me barras la voie, tu dérobas mon visage et mille, mille images...
Je ne pus dire adieu à l'aimée !
Devrais-je donc retourner là où j'ai commencé, afin de tout recommencer ? Ou alors, ai-je à redevenir un bleu de la nuit, un bleu d'une onde qui enlace sa semblable dans une Méditerranée houleuse qui pleure une Mer Morte d'avoir trop vécu ?
Non, je ne te fuis pas, femme ! Mon désir n'est autre que de guérir de ton mal. Il n'est autre que le salut.
Alors, salut !


V


Et le troubadour ivrogne, errant, s'en alla, fuyant le poème qui sonnait dans sa tête et frappait à ses portes. Portant sa propre dépouille, des rues le livrant à d'autres, il partit sur les traces de sa bien-aimée disparue à la fleur de l'âge, entre l'océan et le petit village.
La nuit regorgeait de silence, d'étoiles qui, de très haut, dévisageaient les choses d'en bas. Maintes fois, il s'arrêta dans beaucoup d'endroits. La décharge d'ordures, à travers son odeur, lui jetait d'obséquieux sourires. Cette odeur était bien familière aux gens de la cité. "Si un jour, déclara un membre du gouvernement, les pelles et les bulldozers de la municipalité songeaient à exterminer cette décharge, tous les citoyens en périraient. Dans le meilleur cas, ils attraperaient une de ces maladies inguérissables, car l'odeur qu'ils hument tous les jours, leur est devenue nécessaire et vitale. Devenue partie intégrante de notre patrimoine, elle s'avère inéluctable pour maintenir l'équilibre physique et mental des citoyens". Il dit cela, éternua trois fois de suite et psalmodia une brève prière au nom d'Allah.
Les doigts frêles du poète vagabond picoraient et dénichaient des choses dans la décharge qui lui souriait toujours. Il continua longtemps ainsi, ravivé par la senteur qui le couvrait et se propageait aux alentours. De temps à autre, il déterrait un objet quelconque et l'introduisait dans sa musette avant de reprendre minutieusement sa fouille. Son bonheur n'avait pas de limite. Sa jubilation était sans égale. La musette pleine et rassasiée, il la porta sur son épaule et continua sa marche nocturne jusqu'à ce que, au pied d'une tour orgueilleusement élancée, une voix l'interrogeât.
— Que me veux-tu, étranger ? Quelles nouvelles portes-tu ?
Intrigué, il s'immobilisa, tournant la tête dans tous les sens afin de découvrir son interlocuteur.
— Mais je n'ai frappé à aucune porte !, balbutia-t-il dans un mélange de peur et d'étonnement.
— Que veux-tu encore ? Quelles nouvelles portes-tu ?, insista la voix en haussant le ton.
— Je ne porte que ma musette. Elle est pleine de débris de mon corps et de mon ossature. Je la porte en fardeau et elle me porte.
— Et quoi d'autre encore, étranger errant ?
— Rien que des feuillets où j'ai aligné un tas de mots, alignés en phrases qui cherchent leur paix. Des vers que je lis devant mon troupeau paisible quand je bois et m'enivre.
— Alors que Dieu te porte secours et te donne courage ! Va t'en maintenant, mon enfant !
— Mais voyons, femme ! Qui es-tu ?
— Je ne suis pas une femme ! Je suis une voix. Rien qu'une voix. Va-t'en, mon enfant ! Ton heure n'est pas encore venue.
— Il faut que je la voie ! Je dois la rencontrer ! Où est-elle ? Où...
La voix ne répondait plus. La porte se refermait davantage, ne laissant éclore le moindre sourire, ni la moindre brèche.


VI


Tu continues ton périple à travers les venelles ruisselantes d'eaux sales, en mouvement continu. Il t'arrive parfois de te demander ce que tu recherches précisément, toi qui as vécu un temps éternel derrière les remparts. Maintenant, tu as toute latitude de hurler : "Revoici ma liberté !" Mais, n'oublie pas que la rue où tu t'engages est étroite. Elle te serre et entrave tes pas. Quant aux clapotis des eaux qui rampent telle une vipère mythique, ils tonnent dans tes oreilles et font vibrer les plus profondes de tes strates intestines.
Tu t'arrêtes pour contempler le monde qui t'entoure. Tu fixes tes regards en bas : les rus sillonnent les rues et continuent leur chemin tortueux vers l'inconnu. Tu vois défiler toute sorte de détritus, d'excréments d’êtres humains et d’animaux, de merde noire, jaune et rouge à cause du vin trafiqué. Ces odeurs se mélangent avec celle de l'urine et emplissent tes narines et tes poumons. Tu humes une bonne dose pour la route et, portant ta musette, tu reprends ta marche, demandant l'hospitalité pour la nuit qui tend ses tentacules.
Comateux ou presque, ton troupeau plonge dans un sommeil paisible. Tu es seul. Et seule une voix te parvient dans le noir. Elle t'invite à entrer, à pénétrer... Elle t'offre le gîte et le couvert.
— Non, femme ! Ton heure n'est pas encore arrivée.
— Je ne suis pas une femme ! Je suis une voix. Rien qu'une voix.
Elle insiste face à ta réticence : "Tarde donc un instant et prête-moi l'oreille !"
Tu prêtes l'oreille au vent. Tu cours et fuis.
Tu sens remuer quelque chose sous ton bras et tu penses alors à ta bouteille, au sang de Jésus, ce breuvage magique, interdit sur cette terre d'Allah. Tu bois sans répit, tu gribouilles des mots qui se constituent en phrases insensées et tu les laisses se volatiliser dans les eaux fuyantes.


Épilogue :


Tu presses le pas car, au loin, une lueur apparaît.
C'est la nuit. Ton temps intérieur est plus noir que la nuit. Mais dans le minuscule jet de lumière, poussent des bourgeons d'oranger. Le visage d'une fillette à qui tu avais donné les noms les plus beaux, y grandit et vient à ton accueil.
Lentement, lentement elle s'approche.
Le chœur languissant se serre et entame son exode hors de toi.
Tu restes seul à attendre celle qui s'approche.
Seul. Un et divers
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PS:
Ce texte a été publié dans "أصوات في الجسد" « Asswat fi al Jasad, Des Voix dans le Corps », recueil de nouvelles en arabe, 1ère Ed. 1998, Dar al Qaraouines, Casablanca.
Traduit de l'Arabe par l’auteur, texte original à paraître dans cette même tribune, rubrique « قصص/نصوص».

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